Au Royaume-Uni, seul un journal d'étudiants a publié les caricatures
LE MONDE | 11.02.06 | 13h02 • Mis à jour le 11.02.06
| 13h02
LONDRES CORRESPONDANT

 

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Accablé, découragé, épuisé. Brocardé comme "ennemi de l'islam", Tom Wellingham a trouvé refuge chez ses parents, en Angleterre. Le rédacteur en chef de Gair Rhydd, un hebdomadaire gratuit publié par le syndicat des étudiants de l'université de Cardiff (pays de Galles), a publié l'une des caricatures du prophète Mahomet dans son édition du 8 février. Mal lui en a pris. Avec deux autres journalistes, il a été immédiatement suspendu. Les 10 000 exemplaires ont été envoyés au pilon la veille de leur distribution. "La rédaction doit obéir aux mêmes règles que le reste de la presse britannique. Elle doit exercer cette liberté avec responsabilité, vigilance et bon jugement", a expliqué un porte-parole de la Cardiff University Students'Union pour justifier cette mise à l'écart, approuvée par les autorités académiques et les responsables politiques de la principauté.

M. Wellingham pourra au moins se consoler en se disant qu'il est entré dans les annales du journalisme d'Albion avant même d'avoir reçu sa carte de presse. A ce jour, Gair Rhydd est en effet le seul titre du Royaume-Uni et d'Irlande à avoir publié les caricatures. Les médias se sont tout simplement abstenus. Ainsi, la BBC n'a diffusé que de fugaces images de la page de France-Soir contenant les 12 caricatures. "Les journaux ne sont pas obligés de publier des documents offensants simplement parce qu'ils sont controversés", a expliqué le Guardian (centre-gauche), des propos unanimement approuvés.
Tout en soulignant la nécessité pour la communauté musulmane britannique d'accepter les lois du royaume, en particulier la liberté d'expression, le Daily Telegraph (conservateur) a justifié son refus par la volonté "de ne pas insulter certains de nos lecteurs". Par opposition à Voltaire, l'essayiste Simon Jenkins, dans le Sunday Times, invoque l'utilitarisme moral du philosophe Thomas Hobbes, pour qui "la liberté d'expression n'est pas un droit absolu". Dans le Times, William Rees-Mogg préfère l'empirisme de John Locke, "qui n'aurait jamais accepté la publication d'un tel ramassis d'insultes".
La presse populaire n'a pas été en reste. Plus gros tirage du royaume, le Sun a consacré deux pages aux attaques de commentateurs musulmans contre le quotidien danois Jyllands-Posten. L'unique note discordante est venue du chroniqueur Christopher Hitchens, virulent critique de l'islam, pour qui "il n'y a aucune concession à faire, rien à négocier avec les musulmans". Leurs "leurs protestations sont puériles", écrit-il. Mais il s'agit d'une voix isolée, réputée pour ses opinions radicales.
Comment expliquer pareille retenue de la part d'une presse en proie à une concurrence à couteaux tirés alimentant la surenchère ? Les considérations commerciales jouent un rôle clé. Certains titres de la presse populaire, comme le Sun et le Daily Mail, ont un lectorat musulman non négligeable, le premier chez les hommes, le second chez les femmes. Par ailleurs, les classes bourgeoises musulmanes lisent volontiers la presse sérieuse, privilégiant en particulier The Independent (opposition à la guerre en Irak) ou le Daily Telegraph (ligne éditoriale prônant le libéralisme économique).
Par ailleurs, les menaces de boycottage sont prises au sérieux par les éditeurs. Le Sun l'a appris à ses dépens lors de la tragédie du stade de Sheffield, en 1989. Le quotidien avait déclaré que l'état d'ivresse des supporteurs de Liverpool était à l'origine de la bousculade, accusations qui s'étaient révélées infondées par la suite. L'ostracisme dont le quotidien fut l'objet pendant plus d'une décennie a été très coûteux. Autre crainte, la réaction des kiosquiers, qui, outre-Manche, demeurent le principal canal de distribution. La majorité d'entre eux, originaires du sous-continent indien, sont musulmans. Un titre qui aurait eu l'audace de publier les dessins aurait pu s'exposer à des représailles de leur part.
En outre, cette prudence reflète l'actuelle fragilité de la société multiculturelle, en particulier depuis les attentats du 7 juillet 2005, commis par de jeunes djihadistes britanniques. Alors que les attaques à Londres ont déstabilisé la communauté musulmane, l'heure est à l'apaisement et à l'oecuménisme pour tenter d'isoler les extrémistes. Les journaux veulent éviter de jeter de l'huile sur le feu dans une atmosphère culturelle déjà volatile. Les virulentes protestations récentes des sikhs contre la pièce Bezhti et des chrétiens fondamentalistes contre la comédie musicale Jerry Springer : the Opera rappellent le risque de dérapage des controverses religieuses. Le souvenir des autodafés des Versets sataniques de Salman Rushdie, en 1989, est encore dans toutes les mémoires.
Enfin, le Royaume-Uni demeure un pays profondément marqué par la religion. "Les Britanniques sont blasés par les attaques contre le Christ. Mais, à leurs yeux, la plus grande menace contre l'Eglise d'Angleterre, la religion d'Etat, l'anglicanisme, n'est pas l'islam, mais la laïcité", souligne le commentateur Roy Greenslade. Le facteur religieux joue également en Irlande, dont les trois quarts de la population se déclarent croyants. Qualifiant l'attitude des médias d'outre-Manche d'"intellectuellement délicate", le philosophe musulman Tariq Ramadan, professeur à Oxford, déclare au Monde : "Comme aux Etats-Unis, il existe en Grande-Bretagne un rapport spécial avec le facteur religieux. On n'y touche pas, et c'est bien mieux ainsi."
Dans cette controverse, la presse britannique est en phase avec l'opinion. Selon un sondage réalisé le 7 février, 67 % des sujets de Sa Majesté approuvent la non-publication des caricatures, contre 27 % qui sont d'un avis contraire.
Marc Roche
Article paru dans l'édition du 12.02.06