PROCHE-ORIENT L'écrivain israélien explique son soutien au pacte de Genève
Amos Oz : pour un divorce à la tchécoslovaque
Les promoteurs du plan de paix de Genève ont le soutien actif des trois plus grands écrivains israéliens : David Grossman, A. B. Yehoshua et Amos Oz. Pour ce dernier – qui signe ces jours-ci un essai chez Gallimard (1) – rien ne semble plus urgent qu'un «divorce honnête» entre Israéliens et Palestiniens. Il s'en explique dans LeFigaro.

Propos recueillis par Alexis Lacroix
[21 janvier 2004]

LE FIGARO. – Vous plaidez pour une séparation entre Israéliens et Palestiniens et pour deux Etats séparés... Pourquoi ?
Amos OZ. – Dans les accords de Genève, beaucoup d'Israéliens et de Palestiniens sont d'accord pour dire que la solution n'est pas manichéenne. La solution n'est pas telle qu'une des deux parties puisse l'emporter sur l'autre : elle doit consister en un divorce honnête fait de concessions réciproques – en d'autres termes, il faut que la solution soit un compromis. Pour beaucoup d'Européens idéalistes, le compromis est censé être un gros mot. Pas pour moi. Le mot «compromis», pour moi, signifie simplement «vie».

Les accords de Genève, comme le déplore Shlomo Ben Ami, «n'expriment pas un rejet sans équivoque du droit au retour palestinien». N'est-ce pas là que le bât blesse ?
Le renoncement au droit au retour n'est pas explicite dans le document de Genève sous sa forme actuelle. Car il n'est pas possible de forcer quelqu'un à sortir de son rêve ou à se défaire d'une part de son imaginaire. Ce qu'il nous reste à faire, c'est d'essayer de trouver les voies d'un compromis dans la vie réelle, non par l'imagination. Les Israéliens et les Palestiniens ont besoin d'un compromis pratique pour s'arracher à la mort et au deuil. D'ailleurs, 40% des Juifs en Israël soutiennent l'initiative de Genève – un chiffre qui n'est pas mince, et auquel correspond un pourcentage analogue au sein des Palestiniens de l'Autorité ! Quant à la question de savoir si c'est une bonne chose que le document de Genève regorge de détails, j'estime que oui. Car depuis Oslo en 1993, la prétendue «ambiguïté créative» s'est révélée désastreuse.

Expliquez en quoi justement...
Laisser de côté, jusqu'au «statut final», les sujets controversés, c'était en fait préparer la bombe à retardement du droit au retour, des implantations et des lieux saints – et enclencher les ravages de ce que j'ai nommé un jour les «questions radioactives». En bons chirurgiens, nous essayons, à Genève, de trouver un traitement définitif en nous abstenant de livrer le moindre détail à la brume de l'ambiguïté. Aucun compromis, bien sûr, n'est idéal. Un compromis heureux est un oxymore, une contradiction dans les termes. Mais c'est peut-être en s'y prenant comme on le fait à Genève qu'on désamorce le mieux les soupçons mutuels.

Israël est fragilisé par l'absence de frontières définitives depuis 1967. Que répondez-vous à ceux qui en tirent prétexte pour attaquer sa légitimité ?
La légitimité de l'Etat d'Israël s'enracine dans le droit universel des peuples à l'autodétermination et se fonde sur des résolutions internationales. Ce serait vraiment un comble qu'on reconnaisse le droit de s'autodéterminer à toutes les nations de la terre, excepté aux Juifs ! C'est aux Juifs en tout cas, et à eux seuls, de décider s'ils forment une religion ou une nation. En Israël résident 5,5 millions de Juifs qui se considèrent comme une nation. Personne n'oserait dire aux Palestiniens, qui se considèrent eux-mêmes comme Palestiniens, qu'ils sont de la même nation que les Jordaniens ! Imagine-t-on d'expliquer aux Norvégiens qu'ils ne sont pas une nation et doivent donc s'agréger à la Suède ? Derrière l'interrogation récurrente dans certains cercles sur la «légitimité» d'une nation juive, je ne vois rien d'autre que de l'antisémitisme.

Comment convaincre les Palestiniens de la légitimité d'Israël ?
Vous ne pouvez pas censurer les émotions. Si, des générations durant, les Palestiniens doivent persister à penser que l'existence d'Israël est une injustice, cela les regarde : ils sont libres de le croire ! L'enjeu d'un accord de paix n'est pas de rendre Israël aimable aux Arabes.

L'Europe déçoit souvent les Israéliens. Est-ce l'«éthique post-nationale» qui éloigne les Européens d'Israël et leur rend incompréhensible le patriotisme juif ?
Certains Européens sont enferrés dans les paradoxes. J'ai fait récemment une conférence à Stockholm, en Suède. J'y défendais le principe d'une paix de compromis et de deux Etats séparés. C'est alors que, dans l'assistance, on me posa la question suivante : «Mais pourquoi donc Israéliens et Palestiniens ne peuvent-ils pas former ensemble une nation harmonieuse ? Cette solution post-nationale ne serait-elle pas préférable à un divorce ?» Voici ce que je répondis à cette interpellation : «Considérons les peuples norvégien et suédois. Ils partagent le même culte, parlent des idiomes très proches et ne se sont pas fait la guerre depuis au moins 150 ans ! Mais pourquoi ces deux peuples ne se fondent-ils pas en une nation unique ?» La réponse de mon interlocuteur ne se fit pas attendre : «Mais monsieur ! Vous ne connaissez visiblement pas les Norvégiens !» C'est bien sympathique de prescrire la solution binationale à des peuples éloignés du nôtre... Dans le cas d'Israël, l'incapacité de beaucoup d'Européens à comprendre sa volonté de demeurer une nation juive tient à la paresse intellectuelle.

C'est-à-dire ?
Les gens ont soif de manichéisme. Le problème, c'est qu'à la différence de l'Afrique du Sud ou de la guerre du Vietnam, le «noir et blanc» n'est pas approprié pour saisir le conflit israélo-palestinien. N'est-il pas étrange que tant d'Européens, qui ne manquent pas une occasion de mépriser Hollywood et de dédaigner le simplisme des bons sentiments américains, ne veulent rien d'autre qu'un bon film hollywoodien dès qu'ils abordent la question du Proche-Orient ? Complexité de cette région, en effet : Israéliens et Palestiniens n'ont pas d'autre pays dans le monde où ils puissent se sentir chez eux et vivre comme nation. La seule solution ? Diviser la maison en deux appartements, sur le modèle du divorce tchécoslovaque, honnête et sans effusion de sang.

Un divorce «de velours» ?
Lorsque les Tchèques et les Slovaques sont parvenus à la conclusion qu'ils ne pouvaient plus poursuivre une vie commune, ils ont sagement décidé de séparer la maison en deux appartements.

Mais Sharon peut-il être le Havel du divorce israélo-palestinien ?
Les Israéliens et les Palestiniens gagneraient à ce que MM. Arafat et Sharon quittent la scène, en s'en allant main dans la main au soleil couchant, comme dans un film hollywoodien ! L'un comme l'autre sont des désastres pour leurs peuples. Le patient est malheureusement prêt pour l'opération. Seuls les chirurgiens sont des couards.

Le centre gauche israélien peut-il trouver un deuxième souffle et endosser une plate-forme de paix ?
Le Parti travailliste a été laminé. Mais tôt ou tard, un leader israélien et un leader palestinien émergeront et feront ce qui s'impose. Nul ne peut dire si le leader israélien sera de gauche ou de droite, jeune ou vieux... Ce que je sais, c'est qu'il est sans doute déjà en vie. Si quelqu'un lui avait prédit en 1980 qu'il serait le fossoyeur du système soviétique, Mikhaïl Gorbatchev l'aurait-il cru ? Et de Gaulle ne se serait-il pas gaussé si on lui avait annoncé, au milieu de la Seconde Guerre mondiale, qu'il était destiné à mettre fin un jour à l'hégémonie coloniale française en Afrique du Nord ? Même chose pour Menahem Begin. Aurait-il pu deviner qu'il serait l'homme qui rendrait à l'Egypte l'intégralité du Sinaï ?

La guerre avec les Palestiniens relève-t-elle d'un «conflit de civilisations» ?
Ce sont des bêtises qui forment le pendant symétrique de la sentimentalité européenne selon laquelle le monde n'est peuplé que de victimes et de bourreaux. Nous n'assistons pas, entre Israéliens et Palestiniens, à un «clash» civilisationnel – mais bien davantage à un clash entre des fanatismes présents dans les deux camps. Aujourd'hui, le fanatisme est universel et il peut être alternativement raciste, antisémite, religieux et même environnemental ! Cela dit, dénier toute validité au concept de choc de civilisations n'équivaut pas à sous-estimer le danger du fondamentalisme musulman. Cela signifie simplement que vous cherchez à ne pas disjoindre l'islamisme des autres barbaries nihilistes – dont il n'est qu'une des multiples expressions. Le vrai champ de bataille actuel ne passe pas entre l'Occident et le monde arabo-musulman, mais entre les fanatiques et le reste de l'humanité. Comme les fanatiques prétendent avoir une réponse univoque aux problèmes du monde, on peut les rencontrer aussi bien au Pakistan qu'au Pentagone !

(1) Aidez-nous à divorcer (Gallimard, 5,50 €).

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