Mivy décoiffe, car il est fait par un chauve

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La victoire de Talibans
Revue de presse

Sous le conflit afghan, des pipelines?

Mais Bush mise désormais sur l'Iran et la Russie pour évacuer pétrole et gaz d'Asie centrale.
par Pascal RICHE dans Libération
publié le 5 janvier 2002 à 21h35

Washington de notre correspondant

Bien avant le 11 septembre, le nouvel envoyé spécial de George W. Bush pour l'Afghanistan, l'Américain d'origine afghane Zalmay Khalilzad, proposait déjà de déstabiliser le régime taliban. Dans un article publié il y a un peu plus d'un an (1), il donnait quatre bonnes raisons de le faire: la présence d'Oussama ben Laden, le trafic d'opium, l'oppression du peuple afghan, mais aussi le pétrole. «L'importance de l'Afghanistan pourrait grandir dans les prochaines années, alors que le pétrole d'Asie centrale et les réserves de gaz, qui sont, selon les estimations, d'importance comparable à celles de la mer du Nord, commencent à jouer un rôle majeur sur le marché mondial de l'énergie, écrivait-il. L'Afghanistan pourrait s'avérer un corridor de qualité pour cette énergie, de même que pour l'accès aux marchés d'Asie centrale.» Khalilzad connaissait bien la question: il était auparavant le principal consultant de la compagnie pétrolière Unocal sur un projet de pipeline reliant le Turkménistan au Pakistan, via l'Afghanistan. Parti, cette semaine, pour une tournée dans la région, Zalmay Khalilzad ne devrait pas manquer d'évoquer la question avec ses différents interlocuteurs.

Etau à desserrer

Certes, la guerre d'Afghanistan n'est pas celle du Golfe. Sauf à verser dans le thriller géopolitico-paranoïaque, il est difficile de soutenir que c'est l'intérêt pétrolier qui en a été le déclencheur. Mais, à l'inverse, il serait naïf de croire que les Américains se désintéressent des éventuelles retombées d'une victoire. L'équipe Bush est plus que chevronnée sur ces questions. George W. Bush a commencé sa carrière dans les affaires pétrolières, au Texas. Le vice-président Dick Cheney a dirigé l'important groupe pétrolier Halliburton. Condoleezza Rice, conseillère pour la sécurité nationale du président, était au conseil d'administration de la compagnie Chevron.

Tous trois sont très conscients de l'importance pétrostratégique d'une plus grande influence américaine en Asie centrale, ce qui passe par un gouvernement «ami» en Afghanistan. «A ma connaissance, déclarait déjà Dick Cheney en 1998, l'émergence soudaine d'une région comme la Caspienne, comme important acteur stratégique, n'a pas de précédent historique.» Dans le rapport sur la politique énergétique américaine qu'il a dirigé l'an dernier, le vice-président réaffirmait cet optimisme, insistant sur la nécessité de «nouvelles routes commerciales pour l'exportation» dans la région.

Les Etats-Unis rêvent depuis plusieurs années de favoriser l'acheminement des hydrocarbures de la mer Caspienne vers le marché mondial, qui leur permettrait de desserrer (un tout petit peu) leur dépendance vis-à-vis des pays de l'Opep. Les réserves connues de l'Azerbaïdjan, du Kazakhstan, du Turkménistan et de l'Ouzbékistan dépassent celles de la mer du Nord. Et, comme le remarque Fiona Hills, spécialiste de la région à la Brookings Institution, «la reprise de la violence au Moyen-Orient renforce un peu plus l'intérêt pour les ressources de la Caspienne». Selon elle, la victoire en Afghanistan peut donc «modifier sérieusement les cartes du jeu pétrolier».

Voie afghane pour gaz turkmène

L'Afghanistan n'a lui-même pas beaucoup de ressources: quelques petits gisements de gaz dans le Nord, près de la frontière turkmène. Mais les Etats-Unis, qui cherchent à casser le monopole russe sur le transport d'énergie dans la région, réfléchissent depuis des années à une «route afghane», permettant d'acheminer le gaz turkmène vers le Golfe ou l'Inde. C'était le coeur du projet d'Unocal, dont Zalmay Zhalilzad était le consultant. A travers sa filiale Central Asia Gas (CenGas), cette société californienne a cherché il y a quelques années à construire un pipeline en Afghanistan. En 1997, avec le soutien actif du gouvernement Clinton et des services secrets pakistanais, Unocal avait pris contact avec le régime taliban. Avec un peu de chance, pensait-on alors à Washington, les talibans pouvaient faire des partenaires aussi corrects que les Saoudiens.

Le projet était évalué à 2 milliards de dollars. Long de 1271 kilomètres, le pipeline devait relier les réserves de Dauletabad, au sud-est du Turkménistan, à Multan au Pakistan (au sud-ouest de Lahore). De là, le pétrole pouvait rejoindre le port de Karachi; ou bien, moyennant un investissement supplémentaire de 600 millions de dollars, être dirigé vers l'Inde, un pays dont la consommation d'énergie explose. L'affaire promettait d'être très juteuse. Elle dut être abandonnée après les attentats d'août 1998 contre les ambassades américaines en Tanzanie et au Kenya. Tant qu'Oussama ben Laden serait sur le sol afghan, avaient alors raisonné les banquiers du groupe (et la CIA), un tel projet était bien trop risqué. L'histoire leur a donné raison.

Vers de nouveaux partenaires

Le projet pourrait aujourd'hui être réactivé. Selon le journal pakistanais Frontier Post, l'ambassadeur américain Wendy Chamberlain en a discuté dès octobre avec le ministre du Pétrole pakistanais. Pourtant, les spécialistes du marché sont devenus très sceptiques sur sa rentabilité: «Il y a deux ou trois ans, les gens étaient très optimistes sur le marché indien. L'Inde, pensait-on, aurait besoin de nombreuses centrales électriques, et donc de gaz naturel pour les alimenter. Mais, aujourd'hui, l'industrie juge très difficile de trouver des acheteurs fiables en Inde, capables de s'engager à long terme», affirme James Jensen, directeur de Jensen Associate Inc, l'un des meilleurs consultants mondiaux sur le marché du gaz.

Quant à acheminer le gaz vers Karachi, le liquéfier et l'exporter, il est, selon lui, inutile d'y songer: «Ce serait bien trop coûteux, et le gaz ne serait pas compétitif par rapport au gaz du Moyen-Orient», tranche Jensen. Quoi qu'il arrive, l'enjeu, pour les Etats-Unis, de ce gazoduc n'est plus aussi élevé qu'on le dit: «Le projet est surtout important pour le Turkménistan ou l'Afghanistan, analyse Amy Jaffe, spécialiste de l'énergie à l'institut James Baker (Texas). Le véritable intérêt de ce gazoduc, aujourd'hui, pour les Etats-Unis, c'est qu'il faciliterait la stabilisation de l'Afghanistan en augmentant son revenu national.»

Les conséquences pétrolières de la nouvelle donne régionale vont en réalité bien au-delà de ce projet d'Unocal. Après tout, l'idée de ce gazoduc reposait sur un contexte qui a beaucoup changé ces dernières semaines: la méfiance vis-à-vis de la Russie, l'ostracisme vis-à-vis de l'Iran. La Russie étant brutalement devenue un pays «ami» et l'Iran ayant renoncé à diaboliser les Etats-Unis, tout peut désormais être imaginé. «La Russie peut aujourd'hui devenir un partenaire pour des projets en Asie centrale», estime Fiona Hills de la Brookings.

L'Iran, de son côté, non seulement offre l'accès le plus direct de la mer Caspienne vers le golfe Persique, mais détient des réserves très importantes de gaz. Le réchauffement des relations depuis le 11 septembre entre Téhéran et Washington, a d'ores et déjà relancé les appétits. Lorsque le président Khatami s'est rendu à New York pour la session de l'ONU, en novembre dernier, quelques sociétés pétrolières américaines avaient dépêché leur président pour le rencontrer et lui donner leur carte de visite.

(1) Afghanistan: The Consolidation of a Rogue State, Zalmay Khalilzad et Daniel Byman, The Washington Quarterly, hiver 2000.

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Afghanistan: déroute militaire ou realpolitik ?

26/08/2021 Yannick Genty-Boudry dans   Air et Cosmos  (Repris sur ForumJ)

Alors que la majeure partie des médias et des gouvernements occidentaux restent focalisés sur la situation des Afghans réfugiés dans l’aéroport de Kaboul, le pouvoir Taliban sécurise lui son ancrage diplomatique et économique au travers du projet de gazoduc co-financé par les Etats-Unis qui reliera les gisements turkmènes aux territoires pakistanais et indiens. Un projet qui permet de lever le voile sur un enjeu méconnu du conflit afghan, et sur la stratégie américaine à long terme.

Gazoduc

Le porte-parole des Talibans a déclaré hier, qu’après la réouverture des principales banques afghanes, l’objectif pour le nouveau gouvernement était d'achever la construction du gazoduc TAPI (Turkmenistan-Afghanistan-Pakistan-India) qui doit répondre aux besoins énergétiques croissants des indiens en acheminant l’hydrocarbure depuis le champ gazier de Galkynysh.

Un projet financé par la Banque Asiatique du Développement dont les deux principaux bailleurs de fonds sont les Etats-Unis et le Japon. Long de 1800 km, le « Gazoduc de la paix » a pour objectif à partir de 2023 d’acheminer au cours des 30 prochaines années plus de 33 milliards de m3 de gaz, dont à terme celui extrait des champs afghans d’Herat et de Kandahar.

Si la construction du tronçon afghan est toujours en suspens, les Talibans n’ont cessé de garantir aux différents gouvernements impliqués dans le projet qu’ils en protégeraient l’intégrité. Une posture imposée par leur nouveau parrain, le Qatar, mais aussi par la nécessité de développer économiquement le pays, surtout s'ils éradiquent comme ils l'ont fait en 1999 la production d'opium.

Ce projet permet de comprendre pourquoi l’Inde, mais aussi la Chine et la Russie se sont empressés de reconnaître diplomatiquement le nouveau pouvoir Taliban. Si Delhi cherche à sécuriser cette manne énergétique, Pékin et Moscou désirent eux contrecarrer la stratégie américaine. Bien que la rentabilité de ce projet soit devenue trop faible pour les groupes américains, en revanche Washington s'appuie depuis 2020 sur celui-ci non seulement pour stimuler la coopération trilatérale avec le Turkménistan et l’Afghanistan, mais surtout pour détourner Ashgabat de sa dépendance économique à l’égard de la Chine et de la Russie qui sont les principaux clients de ses exportations gazières, tout en fragilisant le projet iranien IPI.

Et tant que Washington ne restituera pas aux Talibans, les réserves d'or de la Banque Centrale afghane estimée à prés de 10 milliards de dollars, les Etats-Unis gardent le contrôle sur tous les projets d'infrastructures qui requièrent un crédit important. Cette triple offensive est devenue possible depuis que le gouvernement Turkmène a mis un terme à sa politique de neutralité en ouvrant un dialogue sur les questions de sécurité avec les Etats-Unis, l’Otan, et Israël ; mais aussi en se rapprochant de l’Azerbaïdjan qui déploie une politique diplomatique analogue, dans le but de desservir le marché européen depuis la Caspienne. Une dynamique qui va donc à l’encontre des intérêts stratégiques chinois, russes, et iraniens.

Géostratégie

Le projet de gazoduc TAPI (Turkmenistan-Afghanistan-Pakistan-India) est un véritable serpent de mer dont les fondements du consortium ont été mis en place par le groupe américain Unocal associé à Halliburton peu avant l’arrivée au pouvoir des Talibans en 1996. Le but consistait alors à répondre aux gigantesques besoins indiens tout en détournant le Turkménistan de ses clients historiques russes et chinois. L’ensemble des infrastructures traversant l’Asie Centrale devait être réalisé par le groupe Halliburton, dirigé alors par le futur vice-président de G.W. Bush, Dick Cheney.

Si l'arrivée d'Al Quaïda en Afghanistan a retardé sa concrétisation, ce projet de 10 milliards de dollars a toujours constitué un enjeu majeur pour les acteurs régionaux en raison des revenus colossaux qui en découleraient. D’ailleurs le 17 décembre 1997 le quotidien britannique The Telegraph révélait que le Pdg d’Unocal, Martin Miller, avait reçu dans sa propriété de Houston une délégation d'émissaires Talibans dans le but de conclure un contrat de concession d’un montant de 2 milliards de dollars pour permettre au gazoduc de traverser le territoire afghan.

En 2004, le film de Michael Moore Fahrenheit 9/11 avait à son tour révélé que le président afghan, Hamid Karzai formé en Inde, avait été consultant du groupe Unocal. Si ces allégations ont par la suite été réfutées par Karzai, ce dernier avait toutefois été introduit au sein des cercles néo-conservateurs bien avant l’intervention américaine, par Zalmay Khalilzad. Issu comme lui de la confédération tribale des Durrani (dominante chez les Pashtounes, et concurrencée par celle des Ghilzai au sein de laquelle le mouvement Taliban s'est développé). Khalilzad bénéficiait de la citoyenneté américaine, et collaborait avec Unocal depuis de nombreuses années.

Khalilzad, le faiseur de roi

En tant que conseiller politique, chercheur, intermédiaire ou diplomate, Khalilzad est depuis plus de 40 ans un acteur incontournable de la politique américaine au Moyen-Orient et en Afghanistan. Conseiller de Z. Brzezinski sous Carter sur les questions afghanes et l'opération Cyclone, puis du clan Bush, il a facilité par ses contacts l’organisation de la résistance des moudjahidines aux soviétiques.

Auteur d’une doctrine de « containment » de la puissance chinoise et du développement de la Rand au Moyen-Orient, il est devenu consultant d’Unocal et du groupe saoudien Delta Oil sur le projet TAPI, mais également vice-président du géant du conseil pétrolier CERA qui fusionnera en 2009 avec le groupe de presse Jane’s. Neuf jours après l’arrivée au pouvoir de Karzaï à Kaboul, Khalilzad sera nommé envoyé spécial de la Maison Blanche sur place, avant de devenir ambassadeur des Etats-Unis en Afghanistan, en Irak, puis aux Nations-Unies. Insubmersible et multicarte, Khalilzad après avoir passé 10 ans à la tête de sa propre société de conseil pour permettre aux groupes américains d’accéder aux marchés de reconstruction en Irak et en Afghanistan, reste un influenceur de premier plan au travers de ses liens avec plusieurs think-tanks dominants sur les questions de défense et de diplomatie comme la Rand, le CSIS, et l’Atlantic Council.

Il revient sur le devant de la scène diplomatique en 2018 comme principal négociateur de Washington auprès des Talibans tant au profit de Trump que de Biden. C’est Khalilzad qui fera libérer l'ancien adjoint et stratège du Mollah Omar, Abdul Ghani Baradar, qui dirigeait la Choura de Quetta avant d'être capturé par la CIA en 2010. Et c'est Khalilzad en personne qui signera avec Baradar, et au nom du département d'Etat, l’accord de paix entre les Etats-Unis et les Talibans le 29 février 2020 à Doha.

On le voit loin d'être une déroute, Washington dispose avec l'Afghanistan d'un nouveau levier qui participe à une stratégie plus globale. En cela Khalilzad n'a fait qu'appliquer les préceptes de son mentor, Zbigniew Brzezinski. L'ancien conseiller national à la sécurité de Carter proche de D. Rockefeller, qui a eu l'idée dés les années 70 d'instrumentaliser l'Islam radical contre l'influence communiste, explique dans un ouvrage publié en 1997 "Le grand échiquier, l'Amérique et le reste du monde", que si les Etats-Unis veulent conserver le leadership mondial au cours des prochaines décennies, elles doivent impérativement neutraliser l'émergence d'une puissance de premier rang en Eurasie, qui regroupe plus de 75% de la population mondiale, grâce à des "pivots géopolitiques", comme la Mer Noire (Ukraine), le Caucase (Géorgie), la Caspienne (Azerbaïdjan), et l'ancien Turkestan (Turkménistan, Afghanistan, Xinjiang, ...).

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15 août 2021
Afghanistan : la dernière guerre coloniale

André Larané sur Hérodote.

L’entrée des talibans à Kaboul le dimanche 15 août 2021 a mis fin à une guerre de vingt ans somme toute modeste (241 000 morts). Elle démontre surtout notre incapacité à moderniser un pays par la force. Puissions-nous renoncer pour de bon à vouloir imposer à la terre entière nos principes et nos valeurs ?

En octobre 2001, suite aux attentats du 11-Septembre, Washington avait obtenu du Conseil de sécurité de l’ONU, y compris de la Chine et de la Russie, l’autorisation d’éradiquer les bases d’Al-Qaïda tapies dans les montagnes afghanes.

L’opération avait été prestement menée et les talibans qui protégeaient Ben Laden durent eux-mêmes se terrer dans les montagnes.  Mais les Américains n’avaient pas voulu en rester là et, une fois vengés d'Al-Qaïda, s’étaient proposés de « reconstruire » un État moderne sur les ruines de l’Émirat islamiste d’Afghanistan, ce que personne ne leur demandait.

Une guerre somme toute anodine

Très vite, les talibans reprirent vigueur. Il s’ensuivit vingt ans de combats tissés d’embuscades auxquelles les Américains répliquaient par des bombardements ciblés à coup de drones. Le bilan admis par les observateurs est de 241 000 victimes (combattants et civils), dont 2442 soldats américains. Ces chiffres sont à rapporter à un pays d’aujourd’hui 38 millions d’habitants (note).

Une mort violente est toujours une mort de trop. Mais, sauf à s’en tenir à une déploration vaine, on ne peut écarter la froide analyse des faits : le nombre de victimes de cette longue guerre d’Afghanistan est du même ordre de grandeur que la mortalité routière dans un pays similaire… et dix à vingt fois inférieur au nombre d’homicides dans certains pays d’Amérique latine ! Les pertes américaines sont quant à elles 25 fois inférieures en nombre à celles de la guerre du Vietnam… et inférieures au nombre de victimes des attentats du 11-Septembre (3000).

Notons aussi que ce conflit, plus apparenté aux guerres féodales qu’aux guerres contemporaines, n’a donné lieu à aucun crime de guerre notable. Pas de viols, de tortures ou d’exécutions de masse comme dans tant d’autres guerres récentes, depuis la guerre d’indépendance du Bangladesh  jusqu’à la guerre de Syrie en passant par les guerres de Yougoslavie, la guerre des Grands Lacs africains, etc. etc.

Guerre de libération nationale

Si les talibans, malgré leur isolement, l’ont en définitive emporté sur la première puissance du monde, ses dollars, sa haute technologie et ses alliés, c’est qu’ils ont bénéficié du soutien massif de la population. Pour appeler un chat un chat et quoi qu’il nous en coûte, vu la distance mentale qui nous sépare des talibans (et des mœurs afghanes en général), nous avons eu affaire en Afghanistan à ce qu’il est convenu d’appeler une guerre de libération nationale.

Afin d’échapper à une probable « épuration », les collaborateurs de l’occupant américain se sont enfuis sans attendre, emportant avec eux, dans des valises, tous les dollars qu’ils n’avaient pas encore eu le temps de détourner. Les soldats gouvernementaux, que le président afghan Hamid Karzaï avait lui-même qualifiés avec mépris de « supplétifs des Américains », se sont débandés sans combattre (note).

On peut regretter que la libération du pays ait été conduite par des extrémistes aussi peu sympathiques que les talibans ; on peut s’apitoyer aussi sur les femmes afghanes, du moins sur la minorité qui avait espéré s’émanciper. C’est oublier qu’aucun pays ne s’est jamais libéré avec des fleurs et des bonnes paroles. Face à une occupation par une puissance étrangère, qui plus est hostile aux mœurs et aux pratiques religieuses nationales, il est de règle de s’en remettre aux nationalistes les plus ardents. Cela s’est vérifié il y a deux siècles déjà quand Napoléon Ier a prétendu en finir avec le « fanatisme » religieux des Espagnols.

L'insoutenable tentation d'ingérence

L’Afghanistan valide une nouvelle fois le précepte de Robespierre : « Personne n’aime les missionnaires armés » (1792). Qu’il s’agisse d’exporter les droits de l’Homme comme les soldats de l’An II, de « civiliser les races inférieures » comme Jules Ferry ou de libérer les femmes afghanes, on est toujours dans une ingérence insupportable au regard des peuples.

C’est que les civilisations et les cultures sont le produit d’une alchimie pluriséculaire à évolution lente. Modifier par la contrainte l’une ou l’autre de ses composantes, en particulier le statut des femmes et leur place dans la société, c’est prendre le risque de détruire l’équilibre d’ensemble et de plonger dans l’inconnu (note).

On l’a vu quand la France de Jules Ferry s’offrit l’Afrique « non pour la conquête, mais pour la fraternité » (Victor Hugo). Elle le put aisément parce que l’Europe de ce temps-là était à l’apogée de sa puissance et de sa démographie. Un homme sur trois était Européen… et seulement un sur quinze Africain (carte). Le résultat n'en fut pas moins décevant si l'on en juge par l'état du continent soixante ans après les indépendances..

Aujourd'hui, l’Occident (Europe de l’ouest et Amérique du nord) ne représente plus qu’une naissance sur quinze (carte) et, plus significativement, il n’est plus un objet d’admiration et d'imitation comme il l'était encore dans la deuxième moitié du XXe siècle. Combien de musulmans dans le monde se retrouvent dans les diatribes LGBT ou woke des réseaux sociaux, y compris parmi ceux qui aspirent à fuir l'Afghanistan ?

De ce fait, nous sommes moins que jamais en situation d'exporter nos « bons sentiments », nos principes et nos valeurs dans le reste du monde. C'est déjà bien assez si nous pouvons les préserver à l'intérieur de nos frontières et susciter par notre exemple un désir de démocratie dans les autres pays.

La débandade de Kaboul atteste que nous n'avons plus la capacité de nous ingérer dans la politique intérieure des autres pays, encore moins de les amender, même pour la bonne cause. L'homme blanc n'a pas reçu mission du Seigneur de sauver les gens qui souffrent de par le monde du fait de leurs concitoyens (femmes, minorités, enfants, esclaves, etc.). L'heure est venue pour les Américains et nous-mêmes de renoncer pour de bon au prétendu « fardeau de l'homme blanc » (Rudyard Kipling).    

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2021-08-22 17:04:33

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Zabihullah Mujahid: l’égorgeur d’Allah

Mezri Haddad dans   Causeur le 26 Août 2021

Au moins, il annonce la couleur

Scandaleux, ce titre n’est autre que la traduction du nom et du prénom du porte-parole officiel des talibans. Maintenant que vous connaissez la signification du “blase” de cette “haute figure” afghane, libre à vous de continuer à croire au caractère moins radical du nouveau pouvoir à Kaboul. Analyse.

L’égorgeur d’Allah.

Si scandaleux soit-il, ce titre est tout simplement la traduction du nom et du prénom du porte-parole officiel du mouvement taliban, qui vient de s’emparer du pouvoir au grand dam de l’Europe et avec l’aval explicite de Washington.

Il s’appelle, ou s’est donné pour nom de guerre, Zabihullah Mujahid, c’est-à-dire textuellement « l’égorgeur d’Allah » ou « l’égorgé d’Allah » (prénom) et son « combattant » (nom), la racine commune d’égorgé et d’égorgeur étant le verbe arabe « zhabaha ». Les journalistes qui couvraient les événements en Afghanistan connaissaient depuis longtemps la voix de Zabihullah mais jamais son visage. Certains croyaient d’ailleurs que c’était un pseudonyme utilisé par plusieurs dirigeants interchangeables de l’organisation talibane pour revendiquer par téléphone telle ou telle action terroriste contre des « collabos » afghans ou des militaires occidentaux. Mais selon la correspondante de la BBC à Kaboul, présente à la première conférence de presse des talibans, le 17 août, Zabihullah Mujahid est bien l’homme avec lequel elle correspondait téléphoniquement ces dix dernières années. Surprise par ses déclarations conciliantes et rassurantes, notamment sur les femmes qui seront libres dans la stricte observance de la charia, elle le décrit tel qu’elle l’a connu au téléphone : un « personnage fanatique » et « assoiffé de sang occidental ».

Un mouvement réformé?

Le moins qu’on puisse dire est qu’il porte parfaitement bien son nom ! Dans les années qui viennent et malgré les promesses anesthésiantes de Zabihullah, les « égorgeurs d’Allah » ne vont pas chômer. Tous les « mauvais » Afghans qui ont cru aux valeurs occidentales, que les Américains, les Britanniques et les Allemands abandonnent aujourd’hui à leur triste destin, vont passer au fil de l’épée. L’identité ou le nom de guerre de ce porte-parole de l’émirat islamique d’Afghanistan annonce à lui seul tout le programme des talibans et il définit l’idéologie barbare, théocratique et totalitaire de cette secte qui a déferlé sur Kaboul le 15 août dernier.

Il décline le projet purificateur et génocidaire de cette organisation dont certains médias islamiquement corrects nous présentent déjà comme un « mouvement politico-religieux réformé », ses dirigeants ayant appris de leurs erreurs du passé, plus précisément de leur règne cauchemardesque entre 1996 et 2001. Vingt ans après avoir été évincé du pouvoir, les talibans auraient changé ! C’est leur porte-parole lui-même qui nous le garantit. Et lorsqu’on est de bonne foi… islamique, pourquoi ne pas les croire ? Et même si les mois et les années à venir donneraient raison à Cassandre, il y aura toujours en Occident et notamment en France les tenants du relativisme culturel et les zélotes de l’islamisme « modéré » pour nous expliquer, de façon hégéliano-marxiste, que l’histoire est par définition même tragique et que les révolutions sont toujours violentes.

Les plus sophistes gloseront alors sur les victimes expiatoires de la Révolution de 1789 et sur les crimes abominables de Robespierre. Quant aux plus islamophiles, dont les droit-de-l’hommistes et les islamo-gauchistes qui appellent déjà à accueillir les milliers des naufragés Afghans de la realpolitik américaine, ils nous jureraient sur la sainteté du prophète que les égorgés, les suppliciés et les lapidées en Afghanistan ne traduisent aucunement les injonctions d’une charia nécrosée et moyenâgeuse mais le libre arbitre (ijtihâd) de quelques brebis galeuses qui n’ont rien à voir avec le « véritable islam ».

A lire aussi, Jean-Paul Brighelli: L’erreur afghane

Nous l’avons écrit il y a 20 ans, « le talibanisme est un hybride qui doit sa naissance au prosélytisme saoudien, au cynisme pakistanais et au machiavélisme américain » pour saigner l’URSS (« L’islam, otage des talibans », Libération du 21 mars 2001). Il n’en demeure pas moins que ces « Moudjahidins de la CIA », comme les appelait Olivier Roy, s’inspirent et se ressourcent dans un Coran qui est allergique à l’herméneutique et d’une Sunna qui résiste à l’historicité. En d’autres termes, le talibanisme n’est pas une altération du vrai islam mais au contraire sa traduction radicalement authentique et littérale. La « cité vertueuse » des talibans n’est pas celle du philosophe platonicien Al-Farabi, mais, disent-ils, la cité fondée par le prophète de l’islam, à Médine, il y a de cela 15 siècles.

Intervenir en 2001 était légitime

Jadis et naguère figure flamboyante du progressisme américain, Madeleine Albright prêchait déjà, dans ses Mémoires (2003), l’ouverture du dialogue avec les « talibans modérés ». C’était à peine deux ans après le cataclysme du 11 septembre 2001 et la décision immédiate de George W. Bush de nettoyer l’Afghanistan du couple maléfique Taliban/Al-Qaïda, une décision que j’avais à l’époque justifiée (« Le virus théocratique », Le Figaro du 3 octobre 2001).

Nonobstant la capitulation américaine et la débâcle occidentale du 15 août dernier, je persiste à croire que la destruction en octobre-novembre 2001 de cet « Etat » islamo-mafieux et terroriste était politiquement nécessaire et moralement légitime. Le mollah Omar et le cheikh Ben Laden – tous les deux sous protection pakistanaise – devaient impérativement être supprimés et leur sinistre nébuleuse devait être anéantie. Mais c’est dans la gestion de l’après-victoire, dans la pacification de la société afghane, je dirai même dans leur mission civilisatrice que les occidentaux ont lamentablement échoué, faisant preuve d’indigence, d’impéritie et de naïveté. En 2001, les occidentaux ne se sont pas trompés d’ennemis ni de cibles, mais de peuple ! Ils ont cru pouvoir apporter les Lumières à une société tribale, clanique et ataviquement plus attachée à la charia qu’à la liberté. Comme le disait si bien Rousseau, « La liberté est un aliment de bon suc et de forte digestion qu’il faut des estomacs bien sains pour le supporter ». L’obscurantisme islamiste résiste toujours aux Lumières émancipatrices ; et cela vaut aussi bien en Afghanistan qu’à Molenbeek ou dans certaines « banlieues de l’islam », pour reprendre cette expression à Gilles Kepel.

Et pour preuve : en vingt ans de présence américaine et sous les différents gouvernements « éclairés » qui ont gouverné l’Afghanistan, les burkas n’ont jamais disparu du paysage, ni les écoles coraniques, ni les mariages forcés de filles de douze ans, ni les amputations des voleurs, ni les flagellations publiques des femmes « impures », ni les lapidations d’épouses adultères, voire d’adolescentes coupables d’actes ou de gestes amoureux. Comme sous le régime barbare des talibans, sous l’« Administration intérimaire afghane » (2001), ou sous l’« État transitoire islamique d’Afghanistan » (2002), ou sous la « République islamique d’Afghanistan » (2004-2021), la charia était toujours la source de la constitution et les fatwas avaient force de loi.

Malgré quelques acquis élémentaires en Occident mais gigantesques en Afghanistan, comme l’accès des filles à l’éducation et au travail, la réouverture des salles de cinéma, ou la disparition de la police chargée de promouvoir la vertu et de réprimer le vice, rien ou presque n’a véritablement changé dans cette société primitive, dans le sens anthropologique du terme. Sans manquer d’empathie pour ce peuple meurtri, c’est à se demander, avec Rousseau, si la démocratie n’était pas faite pour « un peuple de dieux » car, « un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes ». Sommes-nous encore capables de faire la distinction tocquevilienne entre la démocratie comme type de régime et la démocratie comme fait social ? Si la démocratie, la modernité, les droits-de-l’homme sont hypothétiquement universels, sont-ils pour autant exportables dans des pays où « la violence et le sacré » sont inextricablement liés et où la loi d’Allah est supérieure aux lois positives ? La démocratie n’est-elle pas consubstantiellement liée à la sécularisation ? 

A ne pas manquer: Immigration et démographie urbaine: les cartes à peine croyables de France Stratégie

Le déclin de l’hyperpuissance américaine

Par-delà ces interrogations philosophiques que les idiots utiles de l’islamisme modéré ont largement le temps de méditer, l’heure est au bilan et surtout à l’anticipation des conséquences politiques, géopolitiques et sécuritaires du désastre afghan.

Étonné que l’armée afghane n’ait point livré bataille face à la déferlante talibane, Joe Biden a déclaré : « nous avons dépensé plus de 1000 milliards de dollars sur 20 ans… Nous avons formé et équipé d’un matériel moderne plus de 300 000 soldats afghans ». Le président américain ne pouvait pas deviner l’évidence, à savoir que les soldats de cette armée biface et réversible sont d’abord des Afghans, que leur conception de l’islam est identique à celle des talibans, qu’au plus profond de leur conscience, il y a les envahisseurs impies et les libérateurs musulmans, qu’après tout, les talibans sont leurs compatriotes et leurs frères en religion, qu’après avoir incarné la vénalité, leur président Ashraf Ghani a été le premier à donner l’exemple du déserteur, qu’une grande partie des milliards de dollars est allée dans les poches des corrompus, du plus haut de la pyramide jusqu’à la base, que la corruption n’est jamais univoque mais réciproque, que leurs alliés pakistanais et qataris ont joué un rôle déterminant dans le triomphe des talibans et, après leur défaite de 2001, dans leur restructuration et leur résurrection…


Manifestation d’anciens interprètes afghans, interpellant les USA et l’OTAN, le 30 avril 2021, à Kaboul, Afghanistan © Mariam Zuhaib/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP22567813_000014

Quant aux effets directs du fiasco américain en Afghanistan, ils seront considérables et de portée géopolitique majeure. Déjà amochée par la présidence clownesque de Donald Trump – le signataire des accords de Doha sur le transfert « pacifique » du pouvoir aux talibans -, une présidence qui s’est par ailleurs achevée dans l’invasion du Sénat par des hordes fanatisées, la démocratie américaine n’est plus un paradigme attrayant, encore moins un modèle mobilisateur pour les autres nations du monde. Le déclin de l’hyperpuissance, conjecturé par Hubert Védrine, est en marche et plus rien ne l’arrêtera. Première bénéficiaire de ce déclin, la Chine de Sun Tzu, de Mao Zedong et de Deng Xiaoping, qui trace paisiblement sa nouvelle route de la soie, qui lorgne déjà les richesses souterraines afghanes, un potentiel de 1000 milliards selon des estimations onusiennes, et qui ne va plus tergiverser dans l’annexion pure et simple de Taiwan.

Plus de 80% de l’opium consommé dans le monde

Considérée par les islamistes comme une victoire divine et une revanche posthume de Ben Laden, la chute de Kaboul annonce aussi la retransformation de l’Afghanistan en sanctuaire pour l’internationale islamo-terroriste, des Frères musulmans à Daech en passant par Al-Qaïda, Al-Nosra, Boko Haram… Toutes ces organisations terroristes qui ont voulu détruire la Syrie avec la complicité active des États-Unis et de l’Europe. La civilisation occidentale alliée à la barbarie islamiste ! Avec l’apothéose des talibans, la démultiplication des « égorgeurs d’Allah » dans le monde, notamment occidental, est inéluctable. La prolifération métastatique de la drogue l’est tout autant. Selon un rapport de l’ONU (UNODC) en 2020, 84% des drogues opiacées vendues dans le monde venaient d’Afghanistan. Il faut savoir que pour les narco-talibans, le pavot et l’héroïne constituent à la fois une manne colossale d’argent et une arme de destruction massive de l’ennemi occidental. Anéantir la civilisation de ces pays « décadents » et « mécréants » est un djihad licite, un devoir religieux.

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Cette destruction civilisationnelle s’effectuera également par les invasions migratoires, que certains continuent de couvrir pudiquement par la « libre circulation des personnes » ou le « droit humanitaire ». Depuis 2018, la France accueille chaque année près de 10 000 réfugiés afghans dont on célèbrera bientôt l’intégration de la culture pachtoune, au nom du multiculturalisme et de la diversité. Si le sauvetage des quelques centaines d’Afghans qui ont cru aux valeurs universelles et qui ont prêté main forte aux ONG et aux institutions occidentales est un devoir moral, l’accueil de milliers et de millions de fuyards Afghans serait en revanche une faute politique grave. Ces derniers doivent résister au régime taliban et le premier impératif moral, politique, géopolitique, civilisationnel et sécuritaire de l’Occident serait de les assister par tous les moyens en soutenant le premier des résistants irréductibles : Ahmad Massoud, le fils du légendaire « Lion du Panshir », trahi par l’Occident avant d’être assassiné, deux jours avant le cataclysme du 11 septembre 2001, par deux terroristes tunisiens, réfugiés « politiques » en Belgique après avoir mené le djihad en Tchétchénie ! C’était l’époque où l’islamisme et l’atlantisme faisait bon ménage. 

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Bernard Kouchner : "Je persiste à penser qu'il fallait aller en Afghanistan !"

L'ancien ministre des Affaires étrangères défend l'ingérence occidentale critiquée après la prise de pouvoir des talibans, et fustige un "antiaméricanisme primaire".

Bernard Kouchner dans l'émission Rembob'INA en 2020. Didier Allard/ Ina via AFP

Propos recueillis par Eric Chol et Thomas Mahler     L'Express
publié le 24/08/2021 à 18:30 , mis à jour à 22:21    Dans l'hebdo du 26 Août

« L'Afghanistan est le tombeau du droit d'ingérence", » jugeait récemment l'ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine dans le journal Marianne. De quoi faire bondir le French Doctor Bernard Kouchner, fervent militant de l'interventionnisme. Pour L'Express, l'ex-chef de la diplomatie française (2007-2010) détaille les raisons pour lesquelles il fallait aller en Afghanistan, et pourquoi il faudra continuer à se rendre dans ces pays en crise. 

L'Express : En 2010, vous aviez fait votre dernier voyage comme ministre des Affaires étrangères en Afghanistan... 

Bernard Kouchner : (Il coupe) Je n'avais pas besoin de ce déplacement pour savoir que la situation ne pouvait qu'aller plus mal. Les Afghans avaient demandé l'aide de Médecins du monde au tout début des années 1980. A l'époque, nous avions construit un hôpital rudimentaire dans la province du Wardak, on se déplaçait à pied sous la menace des gros hélicoptères de combat soviétiques. Je me suis rendu plusieurs fois à Kandahar, j'y voyais se renforcer l'extrémisme. Il y a sans doute eu des moments d'espoir plus grands que ne le commandait le réalisme. En particulier, des fillettes qui allaient à l'école et des femmes qui vivaient plus librement. Et puis l'espoir d'un changement profond avec quelques commandants, dont Massoud, bien sûr. 

Les groupes médicaux français sont restés en permanence jusqu'au début des années 1990. Quand les talibans ont commencé leur chasse aux "infidèles", avec la charia comme idéologie et façon de vivre, nous sommes devenus plus pessimistes. 

Vous vous attendiez donc à ce scénario ?  

Aujourd'hui, j'entends les cris d'orfraie, comme si on ne prévoyait pas que ça allait se terminer comme ça. J'ai assisté à la chute de Saigon, je peux vous raconter le ciel d'hélicoptères. Effectivement, il y a des similitudes avec ce retrait américain. C'était écrit, mais on espérait toujours que cela n'arriverait pas. Nous n'étions pas naïfs, nous tentions d'appliquer la "responsabilité de protéger" votée par les Nations unies. L'ingérence humanitaire n'est pas seulement nécessaire, elle relève également de l'éthique.  

En 2010, vous y croyiez encore ? 

Oh, j'y crois toujours ! Je crois qu'un jour, plus tard, il y aura des progrès démocratiques en Afghanistan. Mais j'ai aussi vu la grande lassitude de la guerre, même pour les prestigieux commandants sur lesquels le président Ashraf Ghani semblait compter. Quarante ans de guerre, c'est fatigant, et ça fait beaucoup de tués, de blessés et d'amputés.  

"Bien sûr, toute intervention humanitaire est toujours risquée. Et bien sûr, on se trompe souvent..."

On entend aujourd'hui que tout ça n'aurait servi à rien... 

Même si Kaboul n'est bien sûr pas l'Afghanistan, j'ai vu une évolution, avec des filles allant à l'école. En 2006, la Chaîne de l'espoir a ouvert à Kaboul l'Hôpital français pour les enfants et les femmes afghanes. Une structure magnifique, un équipement moderne et des médecins formés par la France. De la téléchirurgie internationale. Pas de police, pas de garde. Pas d'attentats. On y voyait consulter les enfants des Afghans, donc aussi les enfants des talibans.  

Récemment nous étions très anxieux pour le personnel après le retour des talibans, mais, je touche du bois, il continue de fonctionner. Je ne me fais guère d'illusions, ça changera sans doute. Les exactions recommenceront. Mais, pour le moment, ils ont compris que, étant vainqueurs, il n'était pas nécessaire de commettre des horreurs et de s'en prendre aux hôpitaux au nom de leur fondamentalisme. Toujours ça de gagné pour les femmes.

Si nous ne faisons pas ce que nous pouvons pour aider ces enfants et femmes afghans, alors à quoi ça sert de faire les malins et de crier au scandale ? Bien sûr, toute intervention humanitaire est toujours risquée. Et, bien sûr, on se trompe souvent. Mais cela ne fait rien, il faut continuer ! C'est la seule façon d'avoir un peu d'humanité en nous. La mondialisation telle que je la conçois est forcément teintée d'humanitaire. Elle ne peut être exclusivement libérale. Si on ne fait rien, puis qu'on s'étonne qu'il y ait des migrants à nos frontières, alors on va droit dans le mur. Cela n'amuse pas les migrants d'être pauvres, de devoir quitter leur pays, de franchir des mers en risquant leur vie. Mais, s'il y a ces flux migratoires, c'est bien parce qu'il y a des conditions de vie qui ne sont pas supportables pour ces personnes. Faisons donc tout ce qui est dans nos moyens pour changer cela.  

Mais ce retrait américain ne marque-t-il pas encore un peu plus la crise de l'ingérence ?  

L'ingérence humanitaire est nécessaire. Elle doit être poursuivie et le sera. De beaux esprits qui critiquent cela l'assimilent à de l'impérialisme ou à la conquête d'un pays. Mais ce n'est absolument pas ce que nous avons voulu faire ! En 1988, la résolution 43/131 de l'ONU proclame le principe de libre accès aux victimes de "catastrophes naturelles et autres situations d'urgence du même ordre". Ça, c'est notre politique. Les années 1990 ont ainsi permis les corridors humanitaires. L'ingérence, c'est aider les gens à réduire la misère et l'oppression. Ce ne sont pas les critiques provenant de quelques extrémistes qui vont nous empêcher de continuer. Si on les avait attendus, jamais nous n'aurions fondé Médecins sans frontières en 1971. Aujourd'hui, c'est une organisation mondiale et nobélisée. Mais, à l'époque, personne ne croyait en nous.  

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Bien sûr, il faut adapter les modalités de l'ingérence. Je préfère d'ailleurs parler du fait d'être "au côté des autres", c'est plus joli que le terme "ingérer", qui fait peur. Mais jamais il n'y a eu de l'ingérence, même militaire, sans qu'il n'y ait eu un appel provenant de la population locale. Après, les réponses peuvent varier suivant les crises et les pays. Mais, au départ, il y a une question clef : à qui appartient la souffrance des autres ? Moi, je pense qu'elle appartient à tout le monde. Ou alors ce n'est pas la peine de croire à l'idée de progrès humain. Il y va de l'honneur de notre civilisation. 

Mais en 2001, quand les Américains interviennent en Afghanistan, c'est pour anéantir Al-Qaeda et renverser le régime taliban... 

N'oublions pas que les Américains sont d'abord intervenus en Afghanistan dans les années 1980, parce que leur grand ennemi, les Soviétiques, était en face. Leur politique perverse a débouché sur la création des étudiants islamiques. En chassant les Russes, les Américains ont ainsi mis au pouvoir les talibans. A ce moment-là, la pureté de leurs intentions était effectivement très discutable. Mais le 11 septembre 2001 a modifié la donne. Il faut se souvenir de ce qu'a été le spectacle effrayant des Twin Towers, avec des personnes sautant dans le vide. C'était insupportable. Et ce gigantesque crime a quand même été commis par un terroriste, Ben Laden, qui résidait alors en Afghanistan et s'appuyait sur ce pays.  

Ensuite, l'intervention en Afghanistan est devenue bien plus internationale, avec la participation d'une majorité de pays occidentaux. Il était quand même très louable d'essayer de donner quelques perspectives aux femmes de ce pays, autres que celle consistant à faire beaucoup d'enfants et à en mourir. En vingt ans, le taux de fécondité est d'ailleurs passé de 7,5 à moins de 4,5 enfants par femme. Mais est-ce que cette intervention a été un succès sur le plan politique ? Non.  

Y aurait-il trop d'antiaméricanisme dans les réactions à la suite de la prise de pouvoir des talibans ?  

Je constate aujourd'hui le retour d'un antiaméricanisme primaire. Mais qu'ont fait ceux qui les critiquent ? Il y a eu de 4000 à 5000 soldats français sur place. Je pleure bien sûr nos 90 militaires morts, mais cela n'est tout de même pas du même ordre que les 2 500 morts américains. Les Etats-Unis ont sans doute dépensé 2 000 milliards de dollars là-bas. Peut-être fallait-il agir différemment, ce que je crois. La contre-insurrection n'avait pas sa place en Afghanistan. Il eut fallu être plus proche des habitants, être avec eux pour faire évoluer l'économie et la politique d'un pays. Facile à dire, et très difficile à réaliser en Afghanistan, parce que ce sont de rugueux montagnards qui ont une autonomie extraordinaire, un grand courage, une religion féroce et l'habitude de la guerre... 

Joe Biden, depuis longtemps, était persuadé qu'il fallait se retirer. Il n'était pas d'accord avec la stratégie d'Obama. Le retrait des troupes américaines n'est pas une grande trahison de sa part. C'est triste, mais c'est comme ça. Il aurait été bien préférable que les Américains partent moins vite. Mais il est difficile de critiquer cela en tant que Français, puisque nous sommes partis bien avant eux, en 2012. N'oublions quand même pas que beaucoup de choses ont changé en quarante ans. L'espérance de vie pour les femmes était de 58 ans au début des années 2000, elle est désormais de 66 ans. Permettez-moi une petite anecdote : nous avions créé un hôpital dans le Wardak, avec chirurgie et pédiatrie. Un jour, à la fin des années 1980, nous avons soigné une femme qui venait d'accoucher et saignait. On n'avait pas de sang de disponible pour son groupe sanguin. Son mari, un vieillard, a alors accepté de donner le sien. C'était la première fois qu'un homme donnait son sang à sa femme. D'ordinaire, nous étions plus habitués à avoir les maris à côté de nous avec un couteau à la main, car ils ne voulaient pas que les médecins touchent leurs épouses durant l'examen ! 

Ce n'est certes pas suffisant pour changer les mentalités d'un coup et contrer les influences de l'extrémisme islamique. Mais je persiste à penser qu'il fallait aller en Afghanistan.  

Aujourd'hui, la grande crainte est que le pays redevienne un refuge du djihadisme international... 

C'est une crainte fondée. Mais il faut quand même constater qu'il n'y a pas beaucoup d'Afghans impliqués dans les grands attentats mondiaux. Ce sont avant tout des nationalistes. Je n'ai ainsi pas le sentiment que le djihad sera la première préoccupation des talibans. Dans tous les cas, il faut avoir en tête la barbarie et l'inhumanité dont ils ont fait preuve par le passé. Ce serait quand même un peu naïf de penser qu'ils auraient changé d'un coup. Même si, politiquement, ils ont évolué. 

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Mais - et ce n'est pas contradictoire avec une ouverture humaniste - il faut aussi parler avec les talibans. En faisant tout, par exemple, pour que l'Hôpital français de Kaboul, capable de réaliser des opérations à coeur ouvert, puisse continuer à fonctionner. Les talibans sont d'ailleurs venus à l'hôpital et ont dit : "Nous sommes vos gardiens, continuez votre boulot." "Gardien" est un mot ambigu et dangereux, mais, si vous voulez aider les gens, il faut parler avec tout le monde. Si on veut soigner les enfants et les fillettes, on n'a pas le choix.  

Les Etats-Unis s'en vont. L'Europe a du mal à exister sur le plan diplomatique. Aujourd'hui, on voit la Chine, la Russie, l'Iran ou la Turquie avancer leurs pions... 

Il est certain que cet épisode ne représente pas une victoire du monde occidental. Mais je signale aux antiaméricains obsessionnels que la Chine avait, par exemple, obtenu la concession de deux mines au sud-est de Kaboul. Les pays qui se sont empressés d'établir des liens avec les talibans, comme la Chine ou l'Iran, ne sont pas des exemples démocratiques, c'est le moins qu'on puisse dire.  

Pour Jean-Luc Mélenchon, cette intervention en Afghanistan n'était motivée que par des intérêts économiques (les "pipelines") et impérialistes... 

"J'ai connu un Mélenchon plus en faveur de l'humanitaire"

J'ai connu un Jean-Luc Mélenchon plus en faveur de l'humanitaire, à l'époque. Il pense ce qu'il veut. Mais, dans ce cas-là, il ne faut pas non plus être aveugle face aux dangers de l'extrémisme islamique, ou de l'impérialisme chinois à travers les nouvelles routes de la soie, sans parler de leur traitement des Ouïgours. Cependant tout cela représente quand même une problématique un peu plus ambiguë et complexe que le choix binaire d'être pour la paix ou la guerre. C'est mieux d'être pour la paix quand on le peut. Mais, dans ce cas-là, que fait-on par exemple au Mali ?  

Justement, l'Afghanistan est-il un signal envoyé pour le Sahel, avec l'idée que toute intervention militaire serait vouée à l'échec ?  

Je sais hélas que, entre des militaires français perçus comme étant les anciens colonisateurs et des extrémistes locaux, les habitants du Mali choisiront toujours des Maliens. Cela ne me fait pas plaisir, mais c'est une réalité. Mais, en même temps, ne fallait-il rien faire du tout face à des groupes armés islamistes ? On est toujours tenté d'aider un gouvernement en place à s'amender et à construire une défense suffisante pour s'en sortir tout seul. Comme l'a dit le président Macron, les troupes françaises se retireront à un moment donné du Mali, c'est inéluctable. Encore ne faut-il pas imiter la hâte des Américains. 

Le péché originel n'est-il pas la guerre en Irak de 2003, qui a discrédité toute intervention militaire pour établir une démocratie ?  

Le péché originel, c'est d'abord la pauvreté ! Comment fait-on pour lutter contre cela ? C'est très dur, et cela demande de nombreuses années. Pour l'heure le développement est rarement un grand succès. Mon objectif, éloigné, c'est de construire une mondialisation partagée. 

Pardon, mais vous aviez à l'époque approuvé cette intervention américaine... 

Je n'ai pas soutenu l'intervention américaine en Irak ! J'ai dit qu'il fallait passer, comme au Kosovo, d'où je revenais, par les Nations Unies. Avec une position qui était résumée par le titre de mon article : "non à la guerre, non à Saddam".Je pense toujours qu'il fallait se débarrasser de la politique de Saddam Hussein, protéger les Kurdes, aider les Chiites du Sud. Mais ce n'est bien sûr pas si simple. La réalité de la guerre et sa barbarie sautent aux yeux. J'ai dit ce que je pensais de la contre-insurrection. 

Aujourd'hui, il y a cette idée, défendue notamment par les souverainistes, que les cultures et civilisations seraient trop différentes, et qu'il vaudrait mieux que chacun reste chez soi. 

"Il y a un égoïsme forcené des nations riches"

(Soupir) C'est ça, agrandissons les écarts culturels. Je sais tout ça. Il y a désormais un égoïsme forcené des nations riches. Ce que nous avons gagné à ne pas faire l'Europe s'appelle le nationalisme, le populisme et même des extrêmes droites fascistes. J'espère que ça n'ira pas plus loin, mais, en général, ça va toujours plus loin. Nous récoltons ce que nous avons semé. L'Europe était notre solution. On avait les moyens pour peser entre la Chine, la Russie ou les Etats-Unis. Aujourd'hui, il suffit que la Hongrie ou la Pologne bloque pour que l'Union européenne s'avère impuissante. On ne peut pas continuer ainsi, avec des conservateurs tellement arc-boutés sur des conceptions rétrogrades... 

On a dit beaucoup de mal des Américains. Moi-même, parfois, ça m'est arrivé. Mais, en même temps, nous nous reposions sur eux pour nous défendre. Aujourd'hui, il n'y a toujours pas de défense européenne. Arrêtons de nous plaindre !  

L'Europe n'arrive même pas à s'entendre sur la question migratoire. Que faudrait-il faire vis-à-vis d'une possible vague de migrants provenant d'Afghanistan ?  

Tous ceux qui en Afghanistan ont risqué leur vie ou continuent de le faire parce qu'ils ont cru aux droits de l'homme, à l'éducation des femmes et à l'égalité entre les sexes doivent être acceptés par la France. Nous devons être courageux avec ceux qui l'ont été. Ensuite, il faut essayer de réguler cette vague de migrants, qui pourraient venir par milliers, avec le Haut-Commissariat aux réfugiés et l'ONU. Si quelqu'un a sauvé l'honneur de l'Europe sur ce sujet-là, c'est bien Angela Merkel. Elle avait annoncé que l'Allemagne allait gérer l'accueil d'un million de migrants, et elle l'a fait. Lui sommes-nous assez reconnaissants ? J'en doute. Merkel va quitter le pouvoir, mais elle laissera ce geste merveilleux. Voilà une action humanitaire au sens le plus noble du terme.  

Même si cela a fait monter les populismes en Europe ?  

Les populistes allemands étaient déjà là auparavant, et je sais que l'AfD est aujourd'hui créditée de 12 % dans les intentions de vote. Merkel restera dans l'Histoire, parce qu'elle a été sage et humaine. 

Mais n'est-ce pas aujourd'hui la victoire des "réalistes" qui, à l'image d'un Hubert Védrine ou d'un Jean-Pierre Chevènement, prônent une vision assez cynique des relations internationales, sur les "interventionnistes" comme vous ?  

Non, je ne crois pas. L'interventionnisme que je défends doit contribuer à une mondialisation plus humaine, une mondialisation partagée. Regardez les feux de forêt. Avec la croissance démographique et le réchauffement climatique, nous nous préparons à de graves confrontations. Que fait-on ? Sans une coopération renforcée, nous n'y arriverons pas. Bien sûr, cela ne veut pas dire que nous avons toujours bien fait. Ce n'est pas parce qu'on a le mot "humanitaire" à la bouche que nous ne nous sommes pas trompés ! Mais il faut prendre ce risque de se tromper. Je préfère cela plutôt que d'accepter l'inhumanité, et que des femmes soient réduites au statut qu'elles avaient sous les talibans il y a vingt-cinq ans. Obstinons-nous ! Parce que même un pays lointain nous concerne tous, en tant qu'individus. C'est notre part d'humanité qui se joue.  

Les États-Unis savaient que leur mission afghane était vouée à l'échec, révèle une enquête

Slate
Fred Kaplan
 — Traduit par Bérengère Viennot — 19 août 2021 à 15h26

Le Pentagone publie un rapport aux conclusions accablantes sur vingt ans d'intervention américaine en Afghanistan.

Le secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, après avoir rencontré les nouveaux dirigeants de l'Afghanistan pour discuter de l'avenir du pays, le 16 décembre 2001 à l'aérodrome de Bagram. | Pablo Martinez Monsivais / AFP

Temps de lecture: 5 min

Dans un rapport du Pentagone extrêmement détaillé, publié mardi 17 août 2021, on peut lire que la perspective de bâtir un Afghanistan stable et pacifié était «irréalisable» dès le départ et que le gouvernement américain n'a jamais été «équipé pour une entreprise aussi ambitieuse dans un environnement aussi ingérable», quelles que soient les sommes d'argent investies.

Cette enquête de 122 pages, élaborée par le Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction, ou Sigar, tend à confirmer l'avis du président Biden d'après qui la mission était vouée à l'échec, cela sans que la durée de présence des troupes américaines ne puisse rien y changer. Mais le moment choisi de cette publication est une pure coïncidence.

Intitulé «What We Need to Learn: Lessons From Twenty Years of Afghanistan Reconstruction» («Ce que nous devons apprendre: les leçons à tirer de vingt années de reconstruction en Afghanistan»), ce rapport est basé sur des interviews avec plus de 700 responsables ainsi que sur l'examen de milliers de documents. Il est également dans les tuyaux depuis de nombreux mois et c'est le douzième document «d'enrichissement par l'expérience» conduit par le Sigar –organe créé en 2008 pour surveiller le gaspillage, la fraude et les abus dans le cadre de la guerre en Afghanistan.

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Échecs cuisants

Cette étude n'est pas tant une critique des opérations militaires que du postulat qui sous-tendait la guerre en Afghanistan et présupposait que les troupes américaines auraient un jour pu quitter le pays en le laissant dans un état lui permettant de fonctionner et de s'épanouir. Il conclut que la présence américaine a amélioré la situation en matière de soins médicaux, de santé des femmes et d'environnement, mais pas franchement dans les autres aspects de la vie –et que même dans les quelques secteurs aux résultats positifs, «on peut douter que les progrès qui ont été faits se maintiennent».

La stratégie des États-Unis a échoué sur tous les plans, souvent pour des raisons soit propres au mode de fonctionnement de leur administration, soit liées aux limites sociales, politiques et économiques de l'Afghanistan. Ces échecs sont d'une telle ampleur qu'ils «mettent en question la capacité des agences gouvernementales américaines à concevoir, mettre en place et évaluer des stratégies de reconstruction» dans quelque pays que ce soit. «Aucune agence n'avait la mentalité, l'expertise et les ressources nécessaires pour mettre au point et gérer la stratégie de reconstruction de l'Afghanistan», ajoute le document. Et les multiples agences concernées n'étaient pas non plus capables de partager correctement les moyens et les responsabilités.

«Les projets qui visaient à atténuer les conflits les ont souvent exacerbés au contraire, et même, involontairement, ont financé les insurgés.»

Rapport du Pentagone du 17 août

Dans ce qui est peut-être la partie la plus accablante du rapport, les auteurs soulignent que reconstruire l'Afghanistan «exigeait une compréhension détaillée des dynamiques sociales, économiques et politiques du pays» mais qu'aussi bien les décideurs américains à Washington que le personnel sur le terrain «opéraient constamment à l'aveugle».

Conséquence: ils ont «maladroitement imposé des modèles technocratiques occidentaux aux institutions économiques afghanes; formé les forces de sécurité à la manipulation de systèmes d'armes sophistiquées qu'elles ne pouvaient pas comprendre et encore moins entretenir; imposé un État de droit formel à un pays dans lequel 80% à 90% des décisions se prenaient de façon informelle. [...] Dépourvus de ces connaissances du contexte, les responsables américains ont souvent donné tout pouvoir à des hommes d'influence qui s'en sont pris à la population ou ont détourné l'aide américaine afin de s'enrichir, eux et leurs alliés, et de prendre le pouvoir. [...] (Ainsi), les projets qui visaient à atténuer les conflits les ont souvent exacerbés au contraire, et même, involontairement, ont financé les insurgés.»

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«Lobotomies annuelles» et négligences à répétition

Cet échec a été aggravé par la pression venue de Washington pour glaner des succès le plus vite possible. Les responsables ont déversé des milliards de dollars en Afghanistan, persuadés à tort que plus on y mettrait d'argent, plus les résultats seraient rapides, alors qu'en réalité cela ne faisait qu'amplifier la corruption. Lorsqu'ils s'en sont rendu compte, ils ont essayé de faire filtrer l'argent par des canaux non officiels. Ce qui a eu pour conséquence que les quelques fonctionnaires intègres du gouvernement afghan n'ont jamais pu apprendre à gérer leurs propres administrations.

La politique américaine, en matière de ressources humaines, a également contribué au bourbier. «L'incapacité [de Washington] à placer les bonnes personnes aux bons postes au bon moment» a suscité «l'un des échecs les plus significatifs de la mission». Dans les rares occasions où les bonnes personnes arrivaient, elles se voyaient attribuer un nouveau poste au bout d'un an, obligeant leurs successeurs à tout reprendre du début –règle bureaucratique que le rapport du Sigar compare à des «lobotomies annuelles».

Les quelques fonctionnaires intègres du gouvernement afghan n'ont jamais pu apprendre à gérer leurs propres administrations.

Cerise sur le gâteau, les États-Unis n'ont jamais rien mis en place pour contrôler et évaluer si leurs programmes avaient le moindre effet. L'enquête souligne que «l'absence de vérifications créait le risque de faire à la perfection exactement ce qu'il ne fallait pas: un projet où toutes les tâches requises effectuées étaient considérées comme une “réussite”; qu'il ait atteint ou contribué à des objectifs plus vastes et plus importants ne comptait pas».

Enfin, l'armée américaine n'a jamais établi un semblant de sécurité dans de nombreuses zones du pays. Bien que le Sigar n'ait pas été mis en place pour examiner le côté militaire de la guerre, le rapport n'en souligne pas moins –comme l'ont dit de nombreux officiers et responsables pendant plus de dix ans– que la sécurité était la condition première pour remplir les objectifs sociaux, politiques et économiques de la mission américaine en Afghanistan.

Rares sont ceux, dans le pays ou au-dehors, prêts à financer une entreprise, à faire des investissements à long terme ou à prendre d'autres risques conséquents s'ils doivent s'inquiéter de leur sécurité. Pendant les vingt années de guerre, à aucun moment cette crainte ne s'est dissipée.

Improvisation et mémoire courte

Dans tout le document, certains anciens responsables américains et afghans sont cités en détail. Deux remarques se distinguent comme particulièrement parlantes. Voilà ce que Jabar Naimee, ancien gouverneur de quatre provinces afghanes, a confié à un enquêteur du Sigar:

«Dans la majorité des districts, nous n'avons même jamais entendu les vrais problèmes des gens. Nous formulions des hypothèses, conduisions des opérations militaires, faisions venir des fonctionnaires et estimions que cela conduirait à la sécurité et à la stabilité.»

Dans le cadre d'une observation plus large, Stephen Hadley, vice-conseiller à la sécurité nationale du président George W. Bush, a admis: «Nous n'avons tout simplement pas de modèle de stabilisation post-conflit [une autre façon de dire “édification de la nation”, ndlr] qui fonctionne. Chaque fois qu'on fait un truc comme ça, c'est de l'improvisation. Je ne crois pas que si nous devions le refaire, nous le fassions mieux.»

«Dans la majorité des districts, nous n'avons même jamais entendu les vrais problèmes des gens.»

Jabar Naimee, ancien gouverneur de quatre provinces afghanes

Sa façon de se retirer d'Afghanistan mise à part (et je suis de ceux qui y trouvent à redire), il faut reconnaître que cela fait un moment que Biden a raison de dire que la mission de cette guerre de vingt ans, qui n'a cessé de prendre de l'ampleur –d'abord expulser les talibans, puis tuer Ben Laden et former l'armée afghane afin de créer un gouvernement démocratique et une société civile– était vouée à l'échec et qu'aucune dépense de temps ni d'argent n'aurait rien pu y changer.

Tous les vingt ans à peu près, les États-Unis finissent par s'engager dans une de ces guerres et oublient les leçons censément apprises par la génération précédente. Cette étude complète et bien écrite ne devrait jamais quitter les bureaux du Conseil national de sécurité, du Pentagone, du département d'État et de toutes les autres agences américaines, afin que les mêmes erreurs cessent d'être constamment reproduites.

Afghanistan : le triomphe des talibans malgré les milliards dépensés par les États-Unis

Contrepoint :  Par Natasha Lindstaedt, University of Essex.
Un article de The Conversation

En moins d’une semaine, les talibans se sont emparés d’une douzaine de villes majeures de l’Afghanistan.

Ils encerclent désormais Kaboul et négocient avec le gouvernement du président Ashraf Ghani une transition pacifique du pouvoir. Leur emprise sur le pays est désormais quasi totale. Leur victoire éclair intervient à peine un mois après le retrait des troupes américaines.

Au cours des vingt dernières années, les États-Unis ont déversé des milliers de milliards de dollars sur l’Afghanistan pou   r chasser les talibans. Cet effort financier colossal se sera soldé par un fiasco total. Il est vrai que si l’on considère la situation géographique stratégique du pays et la politique de soutien aux talibans conduite par certains acteurs régionaux la région, cette issue apparaissait inévitable.

L’Afghanistan occupe une position stratégique entre l’Asie centrale et l’Asie du Sud, au sein d’une région riche en pétrole et en gaz naturel. L’État afghan est historiquement confronté aux aspirations indépendantistes de différents groupes ethniques résidant sur son territoire, tout spécialement les Pachtounes et, dans une moindre mesure, les Baloutches.

C’est – entre autres – pour ces raisons que l’Afghanistan a de tout temps été le théâtre d’ingérences extérieures, que celles-ci proviennent du Royaume-Uni, de l’Union soviétique puis de la Russie, des États-Unis, de l’Iran, de l’Arabie saoudite, de l’Inde et, bien sûr, du Pakistan.

LE RÔLE DU PAKISTAN

Les relations entre l’Afghanistan et le Pakistan ont toujours été tendues depuis que le premier a été reconnu comme un État souverain en 1919.

Lorsque le Pakistan a obtenu son indépendance en 1947, l’Afghanistan a été le seul pays de l’ONU à voter contre sa reconnaissance, en bonne partie du fait du refus de Kaboul de reconnaître la ligne Durand – la frontière afghano-pakistanaise, longue de 2400 kilomètres, tracée à la hâte en 1893, des millions de Pachtounes se retrouvant alors de part et d’autre.

Craignant les appels lancés par les Pachtounes des deux pays en faveur de la création d’un État national pachtoune qui comprendrait une large partie du nord du Pakistan, Islamabad cherche depuis longtemps à faire de l’Afghanistan un État client, ce qui lui permettrait de gagner en profondeur stratégique face à l’Inde. Pour cela, les responsables pakistanais cherchent avec constance à faire émerger en Afghanistan une identité islamique (plutôt que pachtoune) en Afghanistan.Ils encerclent désormais Kaboul et négocient avec le gouvernement du président Ashraf Ghani une transition pacifique du pouvoir. Leur emprise sur le pays est désormais quasi totale. Leur victoire éclair intervient à peine un mois après le retrait des troupes américaines.

Au cours des vingt dernières années, les États-Unis ont déversé des milliers de milliards de dollars sur l’Afghanistan pour chasser les talibans. Cet effort financier colossal se sera soldé par un fiasco total. Il est vrai que si l’on considère la situation géographique stratégique du pays et la politique de soutien aux talibans conduite par certains acteurs régionaux la région, cette issue apparaissait inévitable.

L’Afghanistan occupe une position stratégique entre l’Asie centrale et l’Asie du Sud, au sein d’une région riche en pétrole et en gaz naturel. L’État afghan est historiquement confronté aux aspirations indépendantistes de différents groupes ethniques résidant sur son territoire, tout spécialement les Pachtounes et, dans une moindre mesure, les Baloutches.  (Note de Mivy : l'Afghanistan n'a pas de pétrole)

C’est – entre autres – pour ces raisons que l’Afghanistan a de tout temps été le théâtre d’ingérences extérieures, que celles-ci proviennent du Royaume-Uni, de l’Union soviétique puis de la Russie, des États-Unis, de l’Iran, de l’Arabie saoudite, de l’Inde et, bien sûr, du Pakistan.

Carte politique de l’Afghanistan montrant les pays limitrophes..
Peter Hermes Furian/Shutterstock

Le Pakistan a largement contribué à l’arrivée des talibans au pouvoir à Kaboul en 1996 et s’est montré plus impliqué en Afghanistan que n’importe quel autre voisin du pays. Par l’intermédiaire de son principal service de renseignement, l’ISI, il a financé les opérations des talibans, recruté des hommes pour servir dans leurs forces armées, leur a fourni des armes et les a aidés à planifier leurs offensives. Occasionnellement, le Pakistan a même directement pris part aux combats aux côtés des talibans. Le soutien de l’ISI aux talibans s’explique par l’objectif d’éradiquer le nationalisme pachtoune. Mais cette stratégie a peut-être créé un problème plus important encore pour le Pakistan, car le régime taliban a entraîné un exode de citoyens afghans vers le Pakistan.

Pourtant, selon le gouvernement afghan, certains éléments au sein du gouvernement pakistanais, notamment l’ISI, soutiennent toujours les talibans et entretiennent l’instabilité permanente en Afghanistan. En outre, le Pakistan n’a pas noué de bonnes relations avec les autres groupes actifs en Afghanistan et n’a donc guère d’autre choix que de se ranger derrière les talibans.

Pour le gouvernement pakistanais, le pire scénario serait un conflit prolongé, qui pourrait conduire à un nouvel afflux massif de réfugiés au Pakistan.

LES CALCULS DE L’IRAN

Les relations de l’Iran avec l’Afghanistan, dont il est limitrophe à l’est, sont rendues compliquées par la dynamique régionale et par les relations des deux États avec Washington. En tant que pays chiite, l’Iran a longtemps eu des divergences idéologiques avec les talibans. Dans les années 1990, il a cherché à conclure des alliances, notamment avec les États-Unis, pour contrer la menace posée par ceux-ci.

Deux décennies plus tard, les relations entre les États-Unis et l’Iran sont au plus bas, ce qui a un impact direct sur l’attitude de Téhéran l’Iran vis-à-vis des talibans. L’Iran a cherché à jouer sur tous les tableaux, soutenant à la fois le gouvernement afghan et les talibans pour maintenir leur division. L’amélioration de ses relations de avec le Qatar, où se trouve le bureau politique des talibans, a également favorisé les relations entre l’Iran et les talibans.

LES OBJECTIFS DE LA RUSSIE ET DE LA CHINE   

La Russie cherche avant tout à prévenir l’instabilité à sa frontière avec l’Afghanistan et à préserver ce pays de l’influence américaine. Depuis les années 1990, Moscou développe des relations avec différents groupes en Afghanistan, y compris les talibans, malgré ses soupçons quant à un éventuel soutien des talibans à des groupes terroristes.

Ces relations se sont intensifiées après l’émergence de l’État islamique en 2015. Dans sa lutte pour vaincre Daech en Afghanistan, la Russie a vu les intérêts des talibans coïncider avec les siens.

Une délégation des talibans s’est rendue à Moscou pour détailler leurs intentions (RT, 9 juillet 2021).

Des informations ont fait surface selon lesquelles la Russie armait les talibans afghans et sapait directement les efforts des États-Unis dans ce pays, allant jusqu’à leur verser des primes pour tuer des soldats américains et alliés. Toutefois, les services de renseignement américains ont, depuis, dit fortement douter de la réalité de ces primes qui auraient été promises par Moscou.

La Chine, quant à elle, a toujours entretenu des relations cordiales avec les talibans. La principale préoccupation de Pékin est d’étendre son influence vers l’ouest pour gagner en profondeur stratégique face à l’Inde et aux États-Unis.

DE NOUVELLES ALLIANCES

Pour l’instant, l’ascension des talibans ne s’est pas traduite par une augmentation de l’activité terroriste de groupes comme Al-Qaïda contre les voisins de l’Afghanistan – une crainte que le retrait américain de la région a largement amplifiée. La victoire des talibans apparaissant inexorable, presque tous les voisins de l’Afghanistan ont passé des alliances opportunistes avec eux, à l’exception de l’Inde.

Cette dernière, longtemps réticente à se rapprocher des talibans, a toutefois récemment pris contact avec eux, avec le soutien du Qatar. Cependant, New Delhi a également indiqué clairement qu’elle ne soutiendrait pas une prise par la force de Kaboul.

Ces dernières semaines, le gouvernement afghan, assiégé, n’a cessé d’affirmer que ses voisins faisaient preuve d’une grande naïveté vis-à-vis des talibans en croyant à leur capacité à se réformer et à leur capacité à aider l’Afghanistan à atteindre la stabilité. De hauts responsables afghans ont prévenu qu’une victoire des talibans entraînerait un renforcement de divers groupes terroristes si les talibans leur permettaient d’établir une base en Afghanistan depuis laquelle ils fomenteraient des attaques.

Il y a plus inquiétante encore que l’hospitalité des talibans : c’est leur volonté de permettre aux groupes terroristes de s’engager librement dans la criminalité organisée – l’Afghanistan étant également un lieu attrayant pour cela.

La résurgence des talibans a provoqué une grave crise humanitaire en Afghanistan, et s’accompagne de terribles violations des droits de l’homme. Au milieu de ce chaos, le premier ministre pakistanais, Imran Khan, a accusé les États-Unis de laisser derrière eux un « chaos ».

Et pourtant, si beaucoup critiquent le président américain Joe Biden pour avoir retiré ses troupes, il est peu probable, compte tenu de toutes ces forces régionales en jeu, que les États-Unis auraient pu un jour parvenir à la stabilité en Afghanistan, quelle qu’ait pu être la durée de leur présence sur place.

Natasha Lindstaedt, Professor, Department of Government, University of Essex

This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.

Les talibans font face à l’assèchement des flux financiers internationaux

Les dollars n’entrent plus dans le pays, le FMI a suspendu ses versements et les réserves de la banque centrale sont gelées à l’étranger.

Le Monde : Par Eric Albert (Londres, correspondance) et Ghazal Golshiri

Des talibans à Kaboul, le 17 août. HOSHANG HASHIMI / AFP

Dès samedi 14 août, à la veille de la chute de Kaboul, les habitants se sont rués sur les banques et les distributeurs pour retirer leurs avoirs. Sans succès. Dimanche matin, quelques heures avant la chute de la capitale, des files interminables se sont formées devant les établissements bancaires, qui ont cessé de distribuer de l’argent aux titulaires de comptes. Depuis, ils sont fermés. Et Western Union, qui assure les transferts depuis l’étranger, ne fonctionne plus.

L’économie locale tourne essentiellement au moyen des paiements en liquide. Mais, pour le moment, la vie quotidienne de la population, en Afghanistan, n’est pas encore été trop chamboulée par la fermeture des guichets.

« Seuls ceux qui sont partis à l’étranger ou ceux qui y vivent sont aujourd’hui embêtés, parce que leurs avoirs dans les banques afghanes seront peut-être à tout jamais perdus », explique Ahmad (un pseudonyme), joint par téléphone à Kaboul. Entrepreneur, il ne fait pas confiance aux établissements financiers afghans, « tellement la situation est incertaine ».

Mais combien de temps le pays peut-il tenir, avec un système financier presque entièrement gelé ? Un à un, les financements internationaux de l’Afghanistan s’assèchent. L’aide internationale, qui représente 42 % du produit intérieur brut, est pour l’essentiel suspendue, le Fonds monétaire international a gelé ses versements et les autorités américaines ont bloqué les transferts de dollars.

Le pays recevait jusque-là, chaque semaine, une cargaison de dollars, acheminée depuis les Etats-Unis, tirée des réserves détenues par la banque centrale afghane, la DAB. Juste avant la chute de Kaboul, l’administration américaine a stoppé le dernier envoi de palettes de billets verts sous scellés. « Le vendredi [13 août], j’ai reçu un appel m’apprenant qu’il n’y aurait plus d’envoi de dollars, alors qu’on en attendait un le dimanche, le jour de la chute de Kaboul », explique sur Twitter Ajmal Ahmady, le gouverneur par intérim de la DAB, qui a fui du pays, dimanche 15, à bord d’un avion militaire.

« Du sable dans les engrenages »

Ces dollars sont pourtant essentiels au fonctionnement de l’économie afghane, explique Warren Coats, un Américain qui a été conseiller de la DAB, entre 2002 et 2015. Chaque semaine, la banque centrale organise une vente aux enchères de dollars contre des afghanis, la monnaie locale. Les bureaux de change de tout le pays viennent s’y approvisionner. La monnaie américaine est ainsi envoyée dans les provinces, servant à financer le commerce avec les pays voisins – et à conserver l’épargne des habitants les plus riches.

Combien de temps l’Afghanistan peut-il survivre sans cette manne ?

« Je ne veux pas faire de pronostic, dit M. Coats. Quelques semaines, certainement… » Sans les billets verts, une large part de l’économie, essentiellement informelle, continuera. « Mais c’est comme jeter du sable dans les engrenages : ça va progressivement coincer », ajoute-t-il.

Une autre source d’argent frais attendue par l’Afghanistan devait venir du Fonds monétaire international (FMI). Celui-ci venait d’approuver une allocation de 450 millions de dollars (385 millions d’euros) de droits de tirage spéciaux (DTS), son unité monétaire (basée sur un panier de cinq devises). Le transfert devait en principe être réalisé ce lundi 23 août. Là encore, tout a été gelé. « Il y a actuellement un manque de clarté dans la communauté internationale sur la reconnaissance du gouvernement en Afghanistan et, en conséquence, le pays ne pourra pas accéder à ses DTS et aux autres ressources du FMI », indique le Fonds dans un communiqué.

L’autre grande source 430 millions d’euros cette année, a annoncé la suspenspdiv « L’aide internationale est le dernier levier dont dispose la communauté internationale vis-à-vis des talibans », explique Farzana Shaikh, une analyste de Chatham House, un groupe de réflexion.

En clair, cet argent est un moyen de pression pour essayer de limiter leurs exactions. Antony Blinken, le secrétaire d’Etat américain, ne disait pas autre chose, dès dimanche : « Les sanctions ne seront pas levées, [les talibans] n’auront pas la possibilité de voyager s’ils ne respectent pas les droits de base du peuple afghan ou s’ils recommencent à soutenir et à accueillir des terroristes. »

Mme Shaikh estime cependant qu’il faudrait séparer l’aide au développement du soutien humanitaire d’urgence, dont la population va sans doute avoir besoin très rapidement : « Un couloir humanitaire pourrait être mis en place par les Nations unies, afin d’éviter de mélanger cette action à la question des dons. »>

Les talibans ne sont cependant pas complètement isolés. La Chine et potentiellement la Russie peuvent les aider, ravis d’intervenir là où les Occidentaux se sont retirés.

Les nouveaux maîtres de Kaboul pourraient aussi tenter de mettre la main sur les réserves de la banque centrale afghane, qui s’élèvent à 9,5 milliards de dollars. D’après M. Ahmady, les talibans ont demandé aux employés de la DAB de leur indiquer où se trouvaient les réserves du pays.

Mais, là encore, l’essentiel est composé de dépôts à l’étranger, en particulier à la Réserve fédérale de New York, à la Banque mondiale et à la Banque des règlements internationaux. Selon son dernier bilan annuel, la DAB possédait 1,25 milliard de dollars d’or à New York, plus de 3 milliards en dépôts dans des banques étrangères et plus de 4 milliards en bons du Trésor américain. Cet argent est aujourd’hui gelé.

Il reste juste quelques stocks de devises et d’or dans les coffres de la DAB, à Kaboul. « Les fonds accessibles par les talibans s’élèvent peut-être à 0,1 % ou 0,2 % des réserves internationales, estime M. Ahmady. Pas grand-chose. » « Il y a aussi de l’or dans les coffres du palais présidentiel », ajoute quant à lui M. Coats.

Enfin, les talibans ont leurs ressources propres, essentiellement le trafic d’héroïne et la « taxe » de 10 % levée sur les commerçants locaux.

« Mais cela finance surtout leurs efforts de guerre, c’est bien insuffisant pour faire tourner un Etat », souligne Mme Shaikh. Dans les circonstances financières actuelles, l’Afghanistan a tout pour devenir rapidement un Etat failli.

LEMONDE.FR
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