Mivy décoiffe, car il est fait par un chauve

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Derière mise à jour 25-Fév-2024
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Le Talmud
textes et citations

Les deux ramoneurs

Pierre-Henry Salfati TALMUD Enquête dans un monde très secret chez Albin Michel

Prologue des ramoneurs

«Voici la question: deux ramoneurs sortent d'une cheminée; l'un en sort tout noir et l'autre tout blanc;  lequel des deux va se laver ?


- Forcément celui qui est tout  noir, ça tombe sous le sens!
-Je suis désolé, tu n'es pas fait pour comprendre ce que le Talmud contient...
- Et pourquoi donc ?
-Tu ne réfléchis pas. Celui qui est sorti tout noir voit que l'autre est sorti tout blanc, alors forcément il croit qu'il est lui aussi blanc, alors que celui qui est sorti tout blanc voit que l'autre est tout noir, alors il se croit aussi sale que lui.
-Tu veux dire que celui qui est blanc va se laver, et pas celui qui est noir...
- Décidément, tu ne réfléchis pas. Celui qui est blanc qui se croit noir voit un noir qui se croit blanc, alors que le noir voit un blanc qui se croit noir...
- Dans ce cas, qu'aucun des deux n'aille se laver !
- Et pourquoi pas que tous les deux aillent se laver  ?
-Je pose la même question!

-Tu penses la même question, tu poses la même question...

 Mais enfin, comment veux-tu que d'une  même cheminée puisse sortir  un  ramoneur tout  blanc et  un second tour noir ? »
-
«Je reprends, je reprends... Celui qui est blanc voit un
noir qui voit un blanc qui se croit noir et celui qui est noir voit un blanc qui voit un noir qui se croit blanc... Ce n'est pas si simple...
- Mais si, c'est simple : celui qui est blanc voit bien que sa main est blanche, et celui qui est noir voit bien que sa main est noire !
-Tu veux dire quoi? Que celui qui voit que sa main est propre ne va pas se laver et que celui qui voit que sa main est sale va se laver  ?
-Non, ce serait trop facile...
-Tu peux être propre et avoir encore envie de te laver, comme tu peux être sale et ne pas avoir envie de te laver... Regarde-moi par exemple...
-En effet, je vois... »

« Et celui qui est blanc, il a peut-être une autre cheminée à ramoner, surtout si ce n'est pas la fin de sa journée, alors pourquoi est-ce qu'il irait se laver? Cela n'empêche, on peut avoir envie de se laver même si on ne voit pas que l'on est sale, en fait on se sent sale...
-On peut se sentir sale, se sentir toujours sale.
-Là, tu me parles d'un névrosé: un ramoneur névro obsédé par la propreté intérieure plus que par son apparence ? Enfin  cela, c'est si l'on suit le Talmud de Babylone, puisque celui de Jérusalem ne s'embarrasse pas d'autant de détours...

-Peut-être que celui qui est blanc vient de Jérusalem et celui qui est noir vient de Babylone...

 Mais attends, attends, depuis quand un sort noir et un sort blanc... c'est un piège ils doivent sortir tous les deux noirs!
- Ah  non. il suffit que le premier qui sort par la chemiée et récolte toute la suie, et le passage est propre !
-Tu veux dire que le passage est propre pour le second, comme  ça le premier sort  tout  noir et  le second tout blanc...
-Trop facile. Tu  crois que  le Talmud  poserait une question aussi subtile pour une réponse aussi simple ?
-Je ne crois rien, j'essaie de comprendre!
-Tu essaies de comprendre... Je reprends : deux ramoneurs sortent d'une  cheminée, l'un  noir, l'autre blanc; lequel des deux va se laver ?  

 Mais imaginons qu'il fasse nuit, comme le dit Rachi. Le blanc peut voir qu'il est blanc, mais le noir aura plus de mal. Mais si le noir ne se voit pas, il pourrait en conclure justement qu'il est noir... Quoique le blanc aussi...
-Ce qui veut dire?
- Que ce n'est pas la peine qu'il fasse jour pour aller se laver...
-C'est justement ce que dit Rachi!
-Tu crois?
-franchement? Non...

Oui, le noir voit un blanc qui se croit noir, mais ce noir se croit blanc sans se douter  que le blanc se croit noir...

-Mais est-ce qu'un  blanc qui se croit noir est plus blanc qu'un  blanc qui se croit blanc?
-En effet, la question se pose... Mais à quoi bon aller se laver dans ces conditions ?
-C'est comme si on demandait : est-ce qu'une  bougie éclaire davantage dans une cave obscure alors qu'il fait nuit dehors plutôt que s'il faisait jour ?
- On disait qu'il faisait nuit justement ?
- Comment veux-tu que deux ramoneurs ramonent la nuit?
-Et pourquoi n'auraient-ils pas le droit de travailler la nuit, tu peux me dire ? Ce sont des hommes libres !
- Qu'est-ce que la liberté vient faire là-dedans ? Ce sont des travailleurs qui font honnêtement leur boulot et pour bien le faire il faut qu'il fasse jour, c'est tout !
-Ils ont commencé le jour, ils ont pris du retard et il fait nuit quand ils sortent de la cheminée...
-Alors ce serait l'hiver, la nuit tombe plus tôt...
- Parfaitement...
-Alors dans ce cas, oui... Ça se complique : comment voir qui est sale et qui est propre en hiver?»

« Mais franchement, qui  ramone l'hiver ?  On  ramone avant l'hiver...
- La neige peut tomber l'été.
-Ils sont  tous les deux noirs, mais l'un  se couvre de neige, il est tout blanc...
- Mais parfois la neige est sale : elle est alors noire ?
-Alors de la neige noire peut cacher celui qui est blanc.
-Et de la neige blanche peut cacher celui qui est noir.
- Parfaitement.
-Alors lequel des deux va se laver?
- Parfaitement !

 - Et  s'ils étaient aveugles,  s'ils  n'y  voyaient vraiment rien, la nuit totale constamment ?
- Deux ramoneurs aveugles  ? Cela dit, pour ce qu'il y a à voir dans une cheminée...
-Si la question était en fait: de deux aveugles, l'un noir et l'autre blanc, lequel des deux va se laver?
- Mais dans ce cas le Talmud aurait parlé d'aveugles et pas de ramoneurs ! 

 - Oui, mais il est tellement facile de répondre que celui sale va se laver, qu'il faut comprendre que l'intention est bien de nous faire comprendre qu'ils sont aveugles.
-Comment peuvent-ils nettoyer une cheminée s'ils n'y voient rien ?
-Tu n'as jamais vu d'aveugles jouer du piano?
- Deux ramoneurs qui joueraient du piano ?
-Non, mais si deux aveugles peuvent jouer Beethoven à quatre mains, ils peuvent bien passer par le trou d'une cheminée...
- Mais pourquoi la question n'est pas : après le concert, lequel des deux pianistes va se laver  ?
-Mais c'est ça la question précisément, juste qu'ils sont ramoneurs...
- Et aveugles !
-Tu as déjà vu deux ramoneurs jouer du piano ?
-Non, mais je ne demande qu'à voir...
-Cela dit,  j'ai connu un  brocanteur qui  jouait de la trompette en duo.
-Lequel des deux trompettistes va donc se laver?
-C'est une bonne question, d'autant qu'ils sont voyants tous les deux !

Il paraît qu'il y a.. un troisième ramoneur de la partie, qui serait sorti tout gris...

- Mais dis--moi, juste une question : tu as déjà vu des ramoneurs ?
-Non.
-Tu devrais... »

Voilà,   le  Talmud    c'est   ça.   Enfin,   pas   du   tout, puisqu'on  n'y parle pas de ramoneurs, mais de problèmes bien  plus  concrets  comme,   par  exemple,  celui  d'une belette qui transporte  un morceau de pain d'une  maison à l'autre  à la veille de  Pessah, celui  d'un   messager qui devient sourd-muet  en  chemin  ou  encore  d'un  contrat écrit à l'encre invisible. Et qui donnent  lieu à d'infinies discussions sur  le certain  et  le  probable,  le  passé et  le futur,  retournant  le problème dans tous les sens, où chaque cas peut être  une réfutation  dès lors qu'il  est certes extrêmement  improbable,  mais pas absolument  inconcevable...

Et c'est cette dialectique incessante et  joyeuse qui  fait depuis au moins deux mille ans la vie des Juifs. Pas seulement en tant qu'elle est la source de la pratique religieuse : les conclusions pratiques sont  déduites  presque à regret, parce qu'il faut bien, un jour ou l'autre, s'arrêter pour prier ou pour manger et qu'on  ne va quand  même pas le faire n'importe comment. Mais l'essentiel, c'est cette étude pure de la Torah, sans autre objet qu'elle-même;  parce que les débats sont infinis, ils sont le reflet sacré de l'infinie Parole divine.

Mais comment vit-on cela au quotidien, quand on passe ses journées et ses nuits dans un monde où tout est possible, même l'improbable, mais où rien n'est certain ? Où les blagues préférées sont de ce genre:« Comment sait-on que Dieu existe ?  Parce que Maïmonide l'affirme et que Raavad qui le contredit tout le temps, ne dit rien sur ce plan? »