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L'homme dans la société
revue de Presse


Jeudi, 18-Mai-2017
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RÔLE ET PLACE DES RELIGIONS DANS LA SOCIÉTÉ 

 

 

 

REGINE AZRIA   docteur en sociologie, chercheur au CNRS dans le cadre du Centre d'Étude Interdisciplinaire des Faits Religieux de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, elle est décédé il y a peu, le 22 septembre 2016.  Une grande perte  pour la pensée juive.

http://www.ssf-fr.org/56_p_11549/role-et-place-des-religions-dans-la-societe-par-r.-azria-m.-cherif-et-p.-valadier.html

Conférence donnée au cours de la session 2008 des Semaines Sociales de France, "Les religions, menace ou espoir pour nos sociétés ?" Table ronde animée par Henri Tincq, journaliste et présidée par Anne-Sophie de Quercize, membre du conseil des Semaines sociales.

... Je préfère envisager les choses en prenant un autre point de départ. Ainsi je traduirai la question de la place du judaïsme dans la société de deux façons : quels sont le rôle et la place du judaïsme dans la société ? Quels sont le rôle et la place des juifs dans la société ? J'ai la faiblesse de penser qu'il y a un écart entre les deux.

L'apport du judaïsme à la société

Je rappellerai tout d'abord quelques fondamentaux car je pense qu'il est toujours utile de le faire. L'apport du judaïsme à nos sociétés occidentales, c'est d'abord la Torah et son message religieux et éthique. Ce message porte l'idée monothéiste d'un Dieu créateur, un, distinct et séparé de sa création ; l'idée d'hommes et de femmes créés à l'image de ce Dieu, donc porteurs d'une parcelle de divinité, avec ce que cela implique ; l'idée de l'unité du genre humain issu d'un ancêtre commun. Ce sont là des banalités mais qui ont des implications immenses.

Ce message propose un code de bonne conduite qui pose les règles d'un « vivre ensemble », un « vivre ensemble » exigible de tout individu et de tout groupe humain. Ainsi, les lois noahides, c'est-à-dire les lois de la Genèse qui s'adressent à toute l'humanité, imposent l'obligation d'établir des tribunaux ; l'interdiction du blasphème, de l'idolâtrie, du meurtre, des unions illicites, du vol ; l'interdiction de consommer de la viande arrachée à un animal vivant – cela a beaucoup fait gloser, mais c'est important également. De son côté, le Décalogue affirme le monothéisme, l'interdiction des images, de l'idolâtrie, du blasphème ; le respect du jour de repos (shabbat pour les uns, dimanche pour les autres, mais un jour hebdomadaire de repos) ; le devoir d'honorer son père et sa mère ; l'interdiction du meurtre, de l'adultère, du vol, du faux témoignage, de la convoitise. De cet ensemble, on peut déduire que le judaïsme affirme le primat de la culture sur la nature et le primat de la raison et de la maîtrise de soi sur l'emprise des émotions et des passions.

Enfin, un des apports essentiels de la Torah au « vivre ensemble », repris et développé par le judaïsme rabbinique, se trouve dans l'injonction du Lévitique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lévitique 19, 18). Rabbi Aqiba (45-135 ap. J.C.) voyait dans ce commandement d'amour du prochain le principe qui exprimait, contenait, résumait la totalité de la Torah.  Le talmud compare l'amour du prochain à une personne qui, en coupant un morceau de viande, se serait coupé la main par inadvertance. Il ne lui viendrait pas à l'esprit, pour se venger, de se couper l'autre main ! Ainsi, du fait que tous les êtres humains proviennent d'une seule et même source, il faut considérer l'autre comme un prolongement de soi-même. (Yerushalmi, Nedarim 9,4)

À sa suite, on a pu dire que les 613 commandements dépendaient directement de cet impératif d'amour. Le motif essentiel de cet amour repose sur l'idée que l'homme a été créé par un geste d'amour divin, qu'il a été créé à l'image et à la ressemblance du Créateur. Ainsi, aimer son prochain, c'est aimer la parcelle de divinité présente dans chaque être humain, quelle que soit son origine, sa religion, sa couleur. Mais cet amour n'est pas abstrait, il n'est pas pur sentiment. L'amour du prochain implique des actes concrets. Ce commandement pose le principe de responsabilité de tous et de chacun envers le prochain et plus largement vis-à-vis du monde créé confié aux soins des hommes. On peut se demander s'il est encore besoin des juifs pour porter ce message vétéro-testamentaire après que le christianisme se soit approprié la parole prophétique d'Israël, l'ait diffusée et universalisée ? S'il n'est plus nécessaire de confier aux juifs le soin de la porter, il n'est sans doute pas inutile cependant de rappeler l'origine juive de ce message – un message que Jésus, juif lui-même, s'est attaché à enseigner et à transmettre à ses disciples. Si les juifs ne se reconnaissent pas toujours dans la version christianisée, ils demeurent aujourd'hui encore les gardiens farouches de la version originale.


Ce sont là quelques-uns des principes et des valeurs dont le judaïsme peut revendiquer la paternité certes, même s'il y a parfois loin des principes aux actes, et nous savons que la suite de l'histoire n'a pas été un long fleuve tranquille. Mais c'est là une autre histoire. 

L'apport des juifs à la société

Quel a été, et quel est encore de nos jours, l'apport des juifs en tant que juifs au « vivre ensemble » ? Je rappellerai tout d'abord, avant de répondre à cette question, ce qu'a été l'apport de la société aux juifs : les juifs doivent en effet leur entrée dans la société aux bouleversements politiques et socio-culturels de l'époque moderne. Ce n'est que depuis la Révolution française et leur émancipation, depuis que les murs des ghettos sont tombés, que les juifs sont devenus des citoyens jouissant de droits égaux. C'est en particulier grâce aux avancées des principes démocratiques, de la sécularisation, de la laïcité que ces droits formels sont passés dans les faits pour devenir des droits réels. Depuis lors, les juifs s'impliquent dans la vie de la cité ; ils y sont des acteurs sociaux, économiques, culturels, scientifiques, politiques à part entière, qui jouissent par ailleurs d'une la liberté religieuse qui leur permet de perpétuer leurs rites et leurs traditions propres ou de s'en détacher. Si cela peut sembler naturel et évident aujourd'hui, cela n'a pas toujours été : cette égalité de traitement ne date que de deux siècles !

Quel a été leur apport à la société ? Il est intéressant de noter que les personnalités juives dont la contribution aura le plus marqué le XXe siècle, ou dont les noms sont le plus souvent cités, appartiennent rarement au monde traditionnel juif, à quelques exceptions près comme Emmanuel Lévinas. Elles appartiennent au monde de la science : Sigmund Freud, Albert Einstein, Paul Krugman (le prix Nobel d'économie 2008). Elles appartiennent à l'intelligentsia et au monde de la pensée, de l'art, de la culture : Walter Benjamin, Arnold Schönberg, Hanna Arendt, Jacques Derrida, Franz Kafka, Marcel Proust. Elles appartiennent au monde de la politique : Léon Blum, Simone Veil (l'ex-présidente du Parlement européen, promue à l'Académie Française), Robert Badinter, Bronislaw Geremek ; au monde des affaires, de la finance, de l'entreprise (le nom de Rothschild vient aussitôt en tête mais il n'est ni le seul ni le plus représentatif). On pourrait allonger la liste. Autrement dit, quel qu'ait pu être par ailleurs l'apport du judaïsme dans la formation personnelle de ces hommes et femmes et quelle qu'ait pu être la place du judaïsme dans leur itinéraire ou dans leur vie privée, ce n'est pas à ce titre que ces personnalités se sont fait connaître.

Bien qu'identifiées et reconnues comme juives, ces personnes se sont distinguées dans des domaines sans liens directs avec le judaïsme. Même si aucun d'entre eux n'a cherché à cacher sa judéité, la carrière de certains d'entre eux ou leur engagement existentiel n'a pu se faire souvent qu'au prix d'une mise à distance avec le monde traditionnel juif. On pense, pour d'autres siècles à Spinoza bien sûr ou, plus proche de nous, à Gustav Mahler qui dut passer par la conversion pour devenir éligible à la direction de l'opéra de Vienne.

Aussi, j'envisagerai la question autrement : je serais tentée de dire que ce n'est peut-être pas dans ce qu'il y a de plus visible qu'il faut chercher la contribution spécifique des juifs. Ce n'est ni du côté de la pratique religieuse, certes en recrudescence mais qui reste le fait d'une minorité, ni dans un supposé communautarisme – la participation réelle à la vie communautaire est faible – ni même dans le soutien à l'État d'Israël, sujet de débat et de tensions internes plus que de consensus. Ce n'est pas davantage dans leur façon d'incarner l'éthique propre au message monothéiste. Sur ce point, les juifs ne sont ni meilleurs ni pires que les chrétiens, les musulmans ou les autres. 

La condition juive

L'originalité de leur apport se trouve ailleurs, en lien avec ce qu'on a coutume d'appeler la condition juive, une expression un peu galvaudée mais dont on postulera qu'elle peut encore faire sens aujourd'hui. Cette condition, les juifs ne l'ont ni recherchée ni désirée. Elle est le fait des circonstances de l'histoire, ce qui lui donne une certaine pertinence sociologique. Cette condition a prédisposé les juifs à porter un regard décalé sur le monde et à se comporter en conséquence.

J'insiste sur le fait que les juifs ne doivent cette aptitude à aucune qualité intrinsèque. Ils la doivent, je le répète, à leur histoire singulière, à leur altérité réelle ou supposée (altérité confessionnelle, culturelle, d'origine, etc.), à leur condition diasporique et minoritaire qui a fait d'eux des outsiders, c'est-à-dire des hommes et des femmes perçus comme des marginaux, des parias, des étrangers, des cosmopolites ; des hommes et des femmes hors du monde et dans le monde, partout chez eux mais de nulle part, sans patrie mais loyaux et reconnaissants envers les pays qui les ont accueillis.

Mais pour revenir au judaïsme proprement dit et à son apport, j'ajouterai qu'ils doivent aussi cette aptitude au décalage à autre chose encore : leur tradition, et je préfère la notion de tradition à celle de religion. Un des enseignements de cette tradition leur enjoint en effet de ne jamais oublier qu'ils ont été des étrangers, tenus pour tels et susceptibles de le demeurer ou de le redevenir : des étrangers en Égypte au temps des pharaons ; des étrangers à Babylone au temps du premier exil ; des étrangers y compris dans le territoire dont ils s'étaient rendu maîtres mais qu'ils durent abandonner après la destruction du deuxième Temple ; des étrangers sur les terres d'exil qu'ils eurent à connaître tout au long de leur histoire. C'est dans la transmission de cette mémoire vivante, une mémoire entretenue par le rite et le commentaire des Écritures d'une part, une mémoire enrichie par l'histoire et les récits familiaux d'autre part, et dans la transmission de cette expérience de l'Altérité que réside, me semble-t-il, la contribution la plus précieuse des juifs au vivre ensemble, dans nos sociétés arrogantes, trop souvent imbues d'elles-mêmes, peu sensibles à l'altérité ou réfractaires à l'altérité.

Cette contribution est précieuse parce que cette expérience juive est porteuse d'enseignements qui peuvent paraître contradictoires mais qui ne le sont cependant pas. En effet, en l'absence d'un centre territorial et politique, en l'absence de moyens de coercition pour imposer leur volonté ou faire valoir leurs droits, pour durer comme ils l'ont fait, les juifs ont dû conserver l'espérance chevillée au corps. Qu'on l'appelle « espérance messianique » ou « utopie historique », peu importe, cette espérance venue de loin a connu des confirmations mais aussi bien des déceptions au cours de leur histoire.

L'inquiétude comme contribution

La condition minoritaire et diasporique a également appris aux juifs à mesurer le caractère fragile et jamais définitivement acquis des avancées de l'histoire. Aucune forme de réussite, sociale, économique, professionnelle, politique, n'est parvenue jusqu'à ce jour à vaincre l'inquiétude existentielle inhérente à la condition juive. Malgré les acquis de l'émancipation et de l'intégration, l'inquiétude semble inséparable de la condition juive. Rien ne semble pouvoir l'apaiser : on peut être un simple citoyen, un intellectuel prestigieux, un commerçant prospère, un médecin respecté, on peut être un scientifique reconnu ou un simple « plombier » (car il y a des plombiers juifs et certains sont même polonais ou d'origine polonaise !) et être malgré tout inquiet. Inquiet pour soi, inquiet pour sa famille, inquiet pour sa communauté d'appartenance, inquiet pour Israël, inquiet pour son pays, inquiet pour l'avenir de la planète. C'est là l'héritage de l'histoire, l'expérience du passé. Nombre de juifs ont, aujourd'hui encore, le sentiment, fondé ou non – là n'est pas la question – que le passé, synonyme pour eux de malheurs, de pogroms, de persécutions, voire de génocide, est susceptible de ressurgir à chaque instant. Vue de l'extérieur, cette sensibilité à fleur de peau peut apparaître absurde, déplacée, disproportionnée, exagérée, manipulée ou manipulatrice. Elle est généralement incomprise par ceux qui ignorent ou qui refusent de voir que cette réactivité inquiète et instantanée à l'événement, au fait divers, est le fait d'une inquiétude intérieure et profonde nourrie par une mémoire longue – le thème de la mémoire est là très important.

Ainsi, une des contributions paradoxales des juifs à la société d'aujourd'hui pourrait venir de ce regard qu'ils portent sur la société et sur le message qu'ils lui lancent : un regard désabusé, mais chargé d'attentes, un regard d'éclaireur, de découvreur, mais aussi un regard qui anticipe, pressent et agit comme un avertisseur d'incendie. Tout comme le message monothéiste, l'expérience de l'altérité, de l'inquiétude, de la condition minoritaire et diasporique, les juifs la partagent aujourd'hui avec d'autres. À la différence de ces autres peut-être, cette expérience, loin d'être conjoncturelle, est inhérente à la condition juive, elle fait corps avec leur tradition et leur culture depuis les temps les plus reculés.

Au cœur de la réussite sociale, ils n'oublient pas qu'ils ont été esclaves en Égypte, étrangers à Babylone, sans-logis pendant la période du désert et que cela doit rester une leçon, pour eux bien sûr – ils se le rappellent rituellement chaque année le soir de Pâque et pendant la fête des cabanes – mais peut-être aussi une leçon pour ceux au milieu desquels ils vivent et qui ne comprennent pas cette inquiétude qu'ils estiment infondée et illégitime.


Pour conclure, je ne vous cacherai pas mes craintes quant à l'avenir, en tant que sociologue – car un sociologue peut aussi avoir des craintes, il ne pose pas seulement des constats –, en tant que citoyenne, et pourquoi ne pas le dire, en tant que juive, non représentative certes mais en tant que juive quand même. Ces craintes concernent certaines tendances plus ou moins prononcées au sein du monde juif. Elles sont de trois ordres :
- le conservatisme intellectuel qui va de paire avec un certain conformisme social ; la frilosité qui empêche d'oser, de déranger, de remettre en question certaines évidences, de transgresser la doxa du politiquement correct, de rompre certains consensus. Nous sommes loin de l'audace propre à la génération des outsiders décrits précédemment ;
- le repli : le risque que l'inquiétude tournée vers soi et les siens fasse oublier ou passer à l'arrière-plan l'inquiétude pour les autres. 
- Enfin, le caractère inconditionnel d'une forme de soutien à Israël qui ne fait pas la distinction entre la reconnaissance inconditionnelle du droit à l'existence d'Israël – un droit qui n'est jusqu'alors contesté à aucun autre pays membre de l'ONU – et la reconnaissance du droit à la critique de la politique menée par les dirigeants israéliens.

Cette attitude vis-à-vis d'un Israël dont la supériorité militaire tend à occulter l'inquiétude existentielle permanente de sa population juive, peut paraître choquante, déplacée, voire scandaleuse eu égard à la situation dramatique du voisin palestinien. J'ai tenté d'en expliquer le fondement. Elle n'en est pas moins un motif d'inquiétude quant à l'avenir, dans la mesure où elle donne à penser que les juifs auraient oublié leur sagesse diasporique, une sagesse dictée par l'impératif de justice et la nécessité du compromis.

Au risque de choquer certains, je crains que les juifs d'aujourd'hui soient en train de perdre ce qu'il y a de plus subversif, de plus perturbant, de plus audacieux, de plus singulier dans la judéité, y compris la capacité d'interpeller Dieu et de lui demander des comptes. J'ose espérer cependant, car l'inquiétude ne doit pas étouffer l'espérance, que les juifs retrouvent l'audace d'interpeller sinon Dieu, du moins les puissants de ce monde. Qu'ils retrouvent le souffle des prophètes pour les rappeler à leurs responsabilités envers leurs prochains et les amener à mettre en œuvre, par des actes, l'antique impératif biblique de justice et d'amour.

Car l'un ne va pas sans l'autre : justice et amour vis-à-vis des faibles, des opprimés, des êtres les plus vulnérables, ce qu'ils furent eux-mêmes jadis, dont le nombre et la détresse semblent s'accroître en ces temps de crise. Il y a urgence.


 

Les Juifs au sein des nations


Par Claude Rivline

Le projet messianique implique pour les Juifs une redoutable contradiction. C'est en effet un projet à vocation universelle, puisqu'il s'agit de réconcilier toutes les familles humaines, mais par le moyen d'un destin tribal caractérisé par des textes et des rites très particuliers qui les isolent de leurs voisins non-juifs. Cette contradiction fournit une clé puissante pour comprendre la diversité des aventures qu'ont connues les Juifs dans leurs multiples exils, entre les phases sereines, les phases glorieuses, les phases de souffrance et les phases d'horreur.

1 - Les familles, les communautés et les pays d'accueil

On lit dans le Talmud : "Depuis la destruction du Temple, c'est la table familiale qui a remplacé l'autel des sacrifices."

Les repas du Chabat et des jours de fêtes, leurs menus invariables, leurs parfums, les chants traditionnels qui les accompagnent, l'assemblée des parents et des invités, tout cela imprègne la mémoire sur un mode maternel, féminin, qui complète l'apport paternel et viril de l'étude et du culte synagogal et lui survit presque toujours.

Le déroulement harmonieux de ces rituels nécessitait tout un environnement, qui favorisait le regroupement des Juifs dans des quartiers, voire des agglomérations. C'était la norme dans tous les pays bien avant l'institution des ghettos; les Juifs passaient l'essentiel de leur existence privée en communauté, tout en participant à des degrés divers à la vie publique des non-juifs et en respectant leurs devoirs légaux et fiscaux envers les souverains du pays.

A l'intérieur de la communauté, de nombreuses prérogatives aujourd'hui dévolues à l'Etat ou aux collectivités locales étaient exercées par des notables élus par leurs coreligionnaires : l'état civil, la charité, l'éducation, une partie importante de la vie économique.

A leur environnement non-juif, ils apportaient leur science (les médecins juifs ont toujours été prisés), leur connaissance des langues (le nom de Tordjman est fréquent chez les Juifs - on y reconnaît l'idée de traduction, comme dans le mot "truchement") et leurs talents pour les voyages et les affaires. C'est ainsi que les Juifs ont connu de nombreuses périodes brillantes au cours des siècles : dans l'Egypte hellénisée des derniers siècles avant l'ère chrétienne, dans l'Empire romain puis dans la Mésopotamie

des premiers siècles, dans l'Empire carolingien et ses suites jusqu'aux Croisades, en Espagne du IXè au XIIIè siècles, dans l'Empire Ottoman après l'expulsion d'Espagne en 1492, en Pologne au XVIè siècle, aux Etats-Unis à partir du XIXè siècle. Dans chaque cas. il s'agissait d'une civilisation prospère et ouverte aux échanges. Les Juifs ont gardé de vifs souvenirs de ces périodes heureuses, ce qui se reflète dans la diversité de leurs identités.

2 - Juifs ashkénazes et Juifs séfarades   

Un Juif rencontrant un autre Juif se demande généralement : d"où vient-il ? Cette question vise le pays de leur communauté d'origine, qui a profondément marqué leur manière d'être. Une grande division sépare les Juifs provenant du Nord et de l'Est de l'Europe, dits "ashkénazes" (du nom hébreu de l'Allemagne), des Juifs provenant du bassin méditerranéen et de l'Orient, dits "séfarades" (du nom hébreu de l'Espagne). Les premiers ont conservé une langue inspirée de l'allemand médiéval, le yiddish, et les seconds diverses langues inspirées soit de l'arabe (judéoarabe) soit de l'espagnol (judéo-espagnol, ladino). Ces langues s'écrivent en caractères hébreux, sont mêlées de mots et de tournures hébraïques, et connaissent diverses variantes selon les pays. Juifs ashkénazes et séfarades, avant l'existence de l'Etat d'Israël, prononçaient l'hébreu de façon légèrement différente, avaient quelques rites religieux particuliers et. différence capitale, des recettes de cuisine spécifiques.

Mais ils ont toujours marié leurs enfants et aucune différence n'est perceptible dans leur étude du Talmud, dont la pratique obstinée, quotidienne, a maintenu vivante une unité profonde. Cela étant, à l'intérieur de ces deux univers, il est courant d'ironiser sur les singularités de chaque sous-ethnie. Les Juifs russes se moquent gentiment des Juifs allemands et les Juifs marocains des Juifs tunisiens, un peu à la manière des Parisiens parlant des Bretons ou des Corses. Tout cela témoigne de l'enracinement des Juifs dans leurs terres d'exil, malgré la relative autarcie de leurs communautés.

Il est à noter que la mention de l'origine d'un Juif vise généralement des racines anciennes. On ne dit guère "un Juif français", même si sa famille est parisienne depuis la fin du XVIIIè siècle ; mais on dira Juif alsacien, ou bordelais, ou comtadin, car les Juifs ont été à peu près interdits de séjour dans la France proprement dite de 1394 à 1791. En effet l'Alsace, Bordeaux et le Comtat Venaissin n'appartenaient pas au royaume lors de l'expulsion par Charles VI. et les Juifs y ont gardé des statuts d'exception.

3 - L'émancipation et ses suites

Le décret de l'Assemblée Constituante de 1791 accordant la citoyenneté aux Juifs de France venait consacrer un mouvement d'idées né en Allemagne un demi-siècle plutôt. Le siècle des Lumières a en effet introduit la notion d'homme universel éclairé par la raison, notion qui devait abolir les frontières ethniques et religieuses. Une telle idée ne pouvait manquer de séduire les Juifs, parce qu'elle leur offrait la perspective de s'affranchir des entraves plus ou moins sévères auxquelles ils étaient soumis, parce qu'elle encourageait la pratique des sciences, toujours tenue en grand honneur dans leur tradition, et enfin par sa ressemblance avec le projet messianique. C'est ainsi que s'est développé, autour d'un Juif berlinois. Moïse Mendelssohn, scrupuleusement religieux et brillante figure de l'intelligentsia allemande, une école de pensée dite de la "haskala" ("culture", équivalent hébreu de "lumières") qui prônait la cohabitation entre une participation active à la vie des non-juifs et une observance des principaux impératifs religieux.

C'est l'expression moderne de la réconciliation entre Juda et Joseph, aspect essentiel du projet messianique (cf. p. 13). Mais l'expérience a prouvé qu'une telle cohabitation est fragile. Le propre petit-fils de Moïse Mendelssohn, le musicien Félix Mendelssohn-Bartholdy, était déjà converti au protestantisme, et ce fut aussi le cas des parents de Karl Marx.

Les rangs du judaïsme d'Europe occidentale furent ainsi dévastés tout au long du XIXè siècle par des vagues d'assimilation aux cultures ambiantes. Face à ces périls, il se manifesta une réaction de rabbins orthodoxes qui durcirent leur fidélité aux communautés, aux rites et à l'étude, encourageant même le port de tenues vestimentaires héritées des siècles antérieurs et que l'on peut encore observer aujourd'hui. Mais il ne faudrait pas croire que ces hommes en noir sont tous du même bord. J'y reviendrai. Entre ceux qui se fondirent dans la population ambiante par conversion ou par mariage et ceux qui fuirent de tels contacts, tous les intermédiaires ont pu être et sont encore observables aujourd'hui.

La configuration la plus organisée est celle des Juifs aux Etats-Unis. Ils se répartissent entre trois fédérations de communautés religieuses : les orthodoxes, les conservateurs et les réformés. Les premiers s'en tiennent à la halah'a de toujours, même s'ils s'habillent comme tout le monde. Les derniers assouplissent les exigences rituelles jusqu'à accepter, sous le regard scandalisé des précédents, des arrangements sur le Chabat et la nourriture casher. des femmes-rabbins, et des conversions peu exigeantes. Les conservateurs se situent à mi-chemin.

Mais leurs conversions posent les mêmes problèmes que celles des réformés, seules les conversions sur le mode orthodoxe étant reconnues par l'ensemble des Juifs. Le Judaïsme français du XIXè siècle fut organisé par Napoléon, qui portait une vague sympathie aux Juifs mais appréciait par dessus tout le bon ordre administratif. Après avoir consulté un conseil de soixante-dix notables juifs, qu'il désigna hardiment du nom de Grand Sanhédrin, il créa la structure des consistoires locaux et central, encore vivante aujourd'hui. La religion ainsi administrée recouvre la grande majorité des Juifs de France et elle se situe, par rapport aux catégories américaines, entre conservateurs et orthodoxes. Un mouvement réformé, modeste mais dynamique, naquit à la fin du XlXè siècle. L'orthodoxie, très peu représentée jusque dans les années 1980, a pris un fort essor depuis cette période. Les autres pays d'Europe occidentale connurent des évolutions comparables. Mais la plupart des Juifs occidentaux abandonnèrent toute pratique religieuse, et mirent leur activité et leurs talents à réussir dans toutes les voies de la modernité : dans les affaires, la médecine, le droit, les sciences, ils prirent rapidement une place disproportionnée avec leur présence dans la population, ce qui ne fit pas plaisir à tout le monde, comme on sait.

        En Europe centrale et orientale, où se trouvaient au XlXè siècle la grande majorité des Juifs, le mouvement fut beaucoup plus lent, et l'évolution décisive fut initiée par les persécutions des tsars, qui firent refluer vers l'Europe occidentale et surtout les Etats-Unis des millions de Juifs. Mais il en resta encore beaucoup, et leur contribution aux mouvements révolutionnaires fut, elle aussi, disproportionnée avec leur nombre. On ne peut écarter l'hypothèse que ce qui les animait procédait du projet messianique, au même titre que leurs coreligionnaires occidentaux qui œuvraient avec ardeur pour les progrès des Lumières. Plus cruelle fut la chute.


 

Peut-on être juif et laïc ?

 

 


http://www.claudefaber.net/presse/juif-laic.html

Laïque : ce qui est indépendant de toute confession religieuse. Or l'identité juive est marquée du sceau de la parole divine révélée ; Ces trois témoignages nous font mieux comprendre comment il est possible d'être à la fois juif et laïc.

Philippe Haddad.

Rabbin à Paris. 
Depuis 1992, aumônier de la jeunesse du Consistoire de Paris au centre universitaire Edmond Fleg. 
Enseigne à l'Ecole laïque des religions.   Auteur de plusieurs ouvrages dont 
" Israël, j'ai fait un rêve … " (Ed de L').

Comment évoquer la relation entre la judéité et la laïcité, sans préalablement répondre à la question : qu'est-ce qu'être juif ?

P.H : Pour moi être juif, c'est être le témoin d'un message spirituel qui concerne l'Humanité. C'est se sentir responsable du monde dans lequel on se trouve, au nom d'une transcendance que l'on nomme Dieu. Le juif est un témoin du monde qui tire sa responsabilité de la Torah. Il est donc très attaché à un héritage spirituel, moral, culturel.

Mais en quoi le monde d'aujourd'hui complète ou modifie cette définition ?

P.H : Aujourd'hui, nous savons que l'heure est à la mondialisation, aux échanges des peuples. Nous avançons vers une prise de conscience de l'unité. Or, je crois que cette unité s'inscrit dans une vision prophétique des hébreux. Nous sommes en train de découvrir que notre monde peut à la fois vivre dans l'harmonie mais aussi dans le respect des différences. La modernité réside certainement dans notre capacité à reconnaître des droits aussi bien aux individus qu'aux peuples.

Le philosophe Marcel Gauchet affirme que dans notre société la laïcité l'a emporté sur le religieux. Quels rapports entretient donc le judaïsme avec la laïcité ? 

P.H : Je suis d'accord avec ce constat mais notre rapport à la laïcité est très clair. Depuis le XVIIIème siècle, le judaïsme, dans sa très grande majorité, a accepté le pacte républicain, considérant celui-ci comme un moyen d'exprimer librement sa judéité. Et j'irai plus loin en affirmant que le judaïsme va élever la dimension citoyenne au rang d'un commandement religieux. Il est écrit " la loi du pays est la loi ". Nous devons respecter les règles de vie de la cité. La religion va justifier une conduite de devoir vis-à-vis de l'autre. En d'autres termes, c'est le religieux qui va authentifier l'espace laïc. Un bon juif s'harmonise parfaitement avec le fait d'être un citoyen.

Certains juifs vont tout de même plus loin en s'affirmant juif et laïc refusant Dieu et la religion tout en conservant leur judéité. Qu'en pense le rabbin ? 

P.H : Je considère que le judaïsme laïc est né de la modernité et qu'il est en effet en rupture avec la tradition religieuse. La démarche est profondément athée puisqu'elle défend la dimension humaniste justifiant l'Homme par l'Homme. Les juifs laïcs s'inspirent des philosophes du XVIIIème siècle. Or dans la démarche religieuse, Dieu est à l'origine de l'Homme. C'est une critique fondamentale de la religion et de la transcendance. Et je considère que je n'ai pas besoin de me couper de Dieu pour être responsable dans ma cité. Dieu m'oblige à être un bon citoyen. Maintenant, je reconnais dans leurs actes une recherche de paix et de fraternité. C'est une autre façon d'envisager le judaïsme.

Mais considérant que le judaïsme est une orthopraxie et non une orthodoxie, comment pouvez-vous admettre qu'un juif puisse ainsi se séparer de Dieu ?


P.H :
Justement la question de l'orthopraxie est importante. Il faut distinguer la sphère privée de la sphère publique. Sur les Dix commandements, cinq sont de portée religieuse. Les cinq derniers relèvent de l'éthique. L'espace public n'est pas une synagogue. Cela signifie que l'on peut porter sa judéité sans forcément de signes ostentatoires. Dans le privé, chacun pratique comment il veut. Chez moi, je mange kasher, si je veux. La différence entre les juifs laïcs et nous les juifs religieux se fait dans la sphère privée. En vérité, tout dépend de notre état de conscience vis-à-vis de Dieu.

Donc dans la sphère publique, il n'y aurait pas de différence entre vous et un juif laïc ?

P.H : On pourrait le dire ainsi.

Dans votre pièce de théâtre " Yona, le prophète malgré lui ", vous posez la question du dialogue entre les laïcs et les religieux. Vous considérez que le dialogue est possible ? 


P.H : Oui car nous avons des valeurs communes. Certes, leur vision est plus philosophique que la nôtre mais nos conclusions sont similaires : il faut entretenir les valeurs de sauvegarde de la société. Par définition, la laïcité est l'espace de l'harmonie des différences. Il faut donc vivre ensemble sinon nous sombrons dans le communautarisme. Les Hommes doivent dialoguer et ne pas provoquer de ruptures.

Mais dans une communauté juive où la majorité se dit peu pratiquante voire non croyante, les juifs laïcs auraient-ils plus de chance que vous d'être écoutés ?  


P.H : Il est vrai que beaucoup de juifs ne pratiquent pas ou ne pratiquent plus. Mais attention, ils ont une conscience juive et expriment vis-à-vis de la religion des degrés d'implication tout simplement différents. Le problème posé est celui de l'éducation et de la transmission. Nous sommes dans une société permissive, de grande consommation face à laquelle les jeunes ont du mal à garder de la distance. L'assimilation est donc plus ou moins inévitable. A nous de tout faire pour contrer ce phénomène.

Vous semblez dire qu'au nom de la sauvegarde du judaïsme et de sa culture, les juifs laïcs et les juifs religieux doivent unir leurs efforts ?

P.H : Oui, même si je regrette l'absence de dimension spirituelle chez les laïcs. Je considère toutefois que leur approche porte une dimension d'avenir. Je crois que toute manifestation liée au judaïsme est porteuse d'espérance. A condition de ne pas sombrer dans certains extrêmes. Et même si ma conviction dans le judaïsme est indissociable de Dieu.

Philippe Lazar   Président du Cercle Gaston-Crémieux 

Philippe Lazar, vous êtes juif. Que cela signifie-t-il pour vous ? 


P.L : C'est un fait de filiation. Je suis juif parce que ma famille est juive, tout simplement. Et je ne suis pas religieux ce qui ne m'empêche pas de reconnaître que la religion a joué un rôle historique et culturel essentiel contribuant à forger le peuple juif. Mais je ne m'appuie pas sur elle pour me définir. Ce qui m'intéresse surtout c'est notre héritage culturel juif. Ce sont ses contenus et sa transmission. Je suis dans une logique de mémoire et de transfert de la mémoire. Question d'autant plus importante à mes yeux qu'il ne faut pas oublier que j'appartiens à une génération profondément marquée par la Shoah. 

Pour vous comme pour beaucoup d'autres, la Shoah serait-elle l'un des " actes " fondateurs de la laïcité ? 

P.L : Je vous l'ai dit, je ne peux pas écarter la Shoah. Mais attention, je ne lui attribue aucun caractère mystique. A mes yeux, c'est un fait unique que certains tenteront par la suite d'imiter. Et il n'explique pas tout. Concernant les sources de notre laïcité, elles sont diverses. Personnellement, je viens d'une famille laïque donc je n'ai pas eu à douter ou à me détacher de la religion. Par ailleurs, une partie des fondateurs du Cercle Gaston-Crémieux a été inspirée par le mouvement bundiste qui n'écartait pas complètement la religion mais qui revendiquait une vocation culturelle forte.

Aujourd'hui votre laïcité, comment la définissez-vous ? 

P.L : Avant tout, je crois qu'il y a deux façons de concevoir la laïcité. La première s'inscrit sur les traces de la loi de 1905 avec l'affirmation de la séparation de l'Etat et de l'Eglise. Nous sommes face à une laïcité qui n'admet la différence culturelle que dans la diversité des cultes. Ce qui signifie que le juif laïc tente alors d'exister en tant que tel indépendamment de la synagogue. Il conçoit que certains ont besoin de Dieu mais il n'est pas obligé d'avoir une pratique qui ne conviendrait pas à son intime conviction. Mais je crois surtout que dans ce cas, il vit sa vie sans se reconnaître. C'est pour cela que je suis plus intéressé par une deuxième conception de la laïcité qui s'éloigne de l'esprit de 1905. Une conception qui permet de glisser du culte vers la culture. J'associe alors la laïcité à l'idée d'un peuple désorganisé dans sa diversité. La laïcité devient l'expression des différences culturelles. Et dans ce cas, je me reconnais en tant que juif laïc appartenant à une diaspora, une notion à laquelle nous sommes très attachées au Cercle Gaston-Crémieux.

Une notion par toujours partagée par certains juifs laïcs qui revendiquent leur sionisme et qui par ailleurs expriment leur laïcité en désacralisant les rites afin de perpétuer la culture juive sans la religion. Qu'en pensez-vous ? 

P.L : Premièrement, nous ne sommes pas sionistes. Nous sommes pour la reconnaissance de la diaspora. Je ne crois pas à la concentration des Juifs sur un même territoire. D'ailleurs, en Israël, le jour où ils auront réussi à expulser tous les arabes, ils ne seront plus juifs, ils seront Israëliens. Ils auront perdu toute l'essence de la judéité historiquement diasporique. Le risque est là plus important que par exemple dans les mariages mixtes que l'on nous présente comme l'une des causes de la fin du judaïsme. Par ailleurs, sur la question des rites revus par certains laïcs, je ne suis pas d'accord. Ce qui m'intéresse c'est de comprendre la valeur culturelle de notre judéité. Si l'on veut une fois ou deux dans sa vie tenter l'expérience du shabbat ou de pessah pour tenter d'en comprendre la substantifique moëlle, pourquoi pas. De là à re-fabriquer des rituels, c'est non. D'après moi, la question des rites est trop proche de la religion. Je ne fête rien et cela ne m'empêche d'être juif. Ce qui a un sens c'est de tenter de comprendre ce que l'on est. Il ne faut pas sombrer dans le formalisme.

Dans ce cas comment envisagez-vous la transmission ? 

P.L : On ne transmet pas ce que l'on croit transmettre. On transmet par la façon dont on vit et dont on réfléchit. On est responsable exclusivement de ce que l'on dit, ce que l'on fait. On transmet par l'exemple et non pas de façon normative. Tout est dans la réflexion et dans la parole. On ne transmet rien dans le silence absolu.

Le Cercle Gaston-Crémieux affirme continuer à s'interroger sur l'héritage juif et déclare que " la question lancinante : pourquoi et comment sommes-nous juifs ?, reste ouverte " … 

P.L : A vrai dire, la seule question qui importe c'est de réfléchir au fait juif. La création du cercle Gaston-Crémieux part de cette difficulté de comprendre le fait juif. Nous avions besoin de dire que nous existions en vertu d'un héritage multi-millénaire, que la pensée juive avait un sens et qu'il était impossible de l'ignorer. Cette question du fait est primordiale. A titre individuel on peut faire ce que l'on veut, mais le fait lui-même est un fait culturel et collectif. Les faits culturels doivent faire partie de la sphère publique. Après tout, on est tous habilité à évoquer le fait corse, le fait musulman … Le fait juif est peut-être abstrait pour certains mais il est accessible à tous car il appartient au patrimoine culturel de l'Humanité. Il mérite donc que l'on se pose des questions.

David Susskind
né à Anvers en 1925, diamantaire de son métier, est l'un des fondateurs du Centre communautaire laïc et juif de Bruxelles.

David Susskind, vous avez été élevé dans un environnement très religieux et pourtant vous êtes devenu l'un des principaux ambassadeurs de la laïcité. Comment est-ce possible ?

Je ne renie pas mon enfance car cette éducation m'a permis de ne pas devenir un ignorant. D'ailleurs, je trouve qu'il est utile pour un laïc de connaître parfaitement la religion. Mais entre mon être religieux et mon militantisme pour la laïcité, il y a la guerre et la Shoah. Face à une telle horreur, on ne peut s'empêcher de s'interroger sur Dieu. Où était-il à ce moment-là ? Etait-il à Auschwitz ou n'y était-il pas ? Et s'il était là, pourquoi a-t-il laissé faire ? Tout le monde fut ébranlé dans ses certitudes. Et chez certains, le doute a surgi. Après la guerre, nous avons alors rejeté tout le monde religieux de façon un peu brutale. Et nous nous sommes interrogés : qu'est-ce qu'être juif sans être religieux ?

Et aujourd'hui, avez-vous la réponse ? 

Pour nous, est juif toute femme ou tout homme d'ascendance juive (par la mère ou le père) ou toute personne se sentant juive et s'identifiant aux valeurs éthiques, culturelles, historiques de la communauté. C'est sur ces bases que nous avons élaboré notre conviction laïque. Et nous faisons certainement partie des premiers à en avoir fait une théorie puis une pratique, sans pour autant avoir eu l'intention d'en faire un dogme. Nous ne rejetons personne. Et je défie quiconque de prouver que je ne suis pas un bon juif sous prétexte que je vis sans la religion.

Mais si je comprends bien vous pratiquez votre laïcité en désacralisant les rites ? 

La Torah appartient à tous les Juifs. Nous prenons donc les textes, nous les étudions pour en retirer les valeurs humanistes. Et nous invitons ceux qui le veulent à célébrer les rites de passages ou les grandes fêtes hébraïques en se détachant du religieux. C'est notre façon de perpétuer la culture et les traditions juives.

Certains pensent que sans la religion, le judaïsme est condamné à l'oubli. Que répondez-vous à ceux qui affirment que la laïcité conduit comme l'assimilation à la disparition de la culture juive ? 
C'est le grand débat mais je considère que nous sommes un frein à l'assimilation. Nous savons bien que parmi les populations juives non religieuses, il y a perte de culture. Or, nous, nous voulons redonner un sens, un contenu à notre patrimoine. En transmettant les valeurs du judaïsme, nous aidons les juifs à retrouver leurs racines et à être eux-mêmes. J'ai toujours considéré que le mouvement laïc était une réponse positive à la civilisation. Les milieux orthodoxes ferment la fenêtre du judaïsme en rejetant les autres. Nous, au contraire, nous l'ouvrons pour lutter réellement contre l'assimilation et pour l'affirmation du peuple juif. D'ailleurs dans cette logique, nous sommes sionistes et pro-Israëliens. Avec toutefois une précision importante : nous sommes pour la reconnaissance d'un Etat palestinien et contre la politique des colonies et des territoires occupés. Nous collaborons le plus possible au processus de paix. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment pourrions-nous militer pour l'existence physique, morale et culturelle des communautés juives tout en refusant ce droit à un autre peuple ?

Devant un judaïsme si fortement empreint de religion, ne risquez-vous pas tout de même d'agir dans la contradiction ?

Mais tout au contraire. La contradiction n'est pas de notre côté. Quand on affirme croire en Dieu ne vit-on pas en contradiction dès l'instant que l'on applique pas à la lettre les lois fondamentales ? Or qui les applique réellement ? La laïcité permet justement ne pas vivre éternellement en contradiction avec soi-même. Elle permet de se libérer et de vivre pleinement son judaïsme sans oppression.